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L’AMI FRITZ.

les fleuves vont à la mer, et la mer n’en est pas remplie ; toutes choses travaillent plus que l’homme ne saurait dire ; l’œil n’est jamais rassasié de voir, ni l’oreille d’entendre ; on oublie les choses passées, on oubliera celles qui viennent : — le mieux est de ne rien faire… pour n’avoir rien à se reprocher ! »

C’est ainsi que raisonna Fritz Kobus en ce jour.

Et le lendemain, voyant qu’il avait bien raisonné la veille, il se dit encore :

« Tu te lèveras le matin entre sept et huit heures, et la vieille Katel t’apportera ton déjeuner, que tu choisiras toi-même, selon ton goût. Ensuite tu pourras aller soit au casino, lire le journal, soit faire un tour aux champs, pour te mettre en appétit. À midi, tu reviendras dîner ; après le dîner, tu vérifieras tes comptes, tu recevras tes rentes, tu feras les marchés. Le soir, après souper, tu iras à la brasserie du Grand-Cerf, faire quelques parties de youker ou de rams avec les premiers venus. Tu fumeras des pipes, tu videras des chopes, et tu seras l’homme le plus heureux du monde. Tâche d’avoir toujours la tête froide, le ventre libre et les pieds chauds : c’est le précepte de la sagesse. Et surtout, évite ces trois choses : de devenir trop gras, de prendre des actions industrielles et de te marier. Avec cela, Kobus, j’ose te prédire que tu deviendras vieux comme Mathusalem ; ceux qui te suivront diront : « C’était un homme d’esprit, un homme de bon sens, un joyeux compère ! » Que peux-tu désirer de plus, quand le roi Salomon déclare lui-même que l’accident qui frappe l’homme et celui qui frappe la bête sont un seul et même accident ; que la mort de l’un est la même mort que celle de l’autre, et qu’ils ont tous deux le même souffle !… Puisqu’il en est ainsi, pensa Kobus, tâchons au moins de profiter de notre souffle pendant qu’il nous est permis de souffler. »

Or, durant quinze ans, Fritz Kobus suivit exactement la règle qu’il s’était tracée d’avance ; sa vieille servante Katel, la meilleure cuisinière de Hunebourg, lui servit toujours les morceaux qu’il aimait le plus, apprêtés de la façon qu’il voulait : il eut toujours la meilleure choucroute, le meilleur jambon, les meilleures andouilles et le meilleur vin du pays ; il prit régulièrement ses cinq chopes de bockbier à la brasserie du Grand-Cerf ; il lut régulièrement le même journal à la même heure : il fit régulièrement ses parties de youker et de rams, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre.

Tout changeait autour de lui, Fritz Kobus seul ne changeait pas ; tous ses anciens camarades montaient en grade, et Kobus ne leur portait pas envie ; au contraire, lisait-il dans son journal que Yéri Hans venait d’être nommé capitaine de houzards, à cause de son courage ; que Frantz Sépel venait d’inventer une machine pour filer le chanvre à moitié prix ; que Pétrus venait d’obtenir une chaire de métaphysique à Munich ; que Nickel Bischof venait d’être décoré de l’ordre du Mérite pour ses belles poésies, aussitôt il se réjouissait et disait : « Voyez comme ces gaillards-là se donnent de la peine : les uns se font casser bras et jambes pour me garder mon bien ; les autres font des inventions pour m’obtenir les choses à bon marché ; les autres suent sang et eau pour écrire des poésies et me faire passer un bon quart d’heure quand je m’ennuie… Ha ! ha ! ha ! les bons enfants ! »

Et les grosses joues de Kobus se relevaient, sa grande bouche se fendait jusqu’aux oreilles, son large nez s’épatait de satisfaction ; il poussait un éclat de rire qui n’en finissait plus.

Du reste, ayant toujours eu soin de prendre un exercice modéré, Fritz se portait de mieux en mieux ; sa fortune s’augmentait raisonnablement, parce qu’il n’achetait pas d’actions et ne voulait pas s’enrichir d’un seul coup. Il était exempt de tous les soucis de la famille, étant resté garçon ; tout le secondait, tout le satisfaisait, tout le réjouissait ; c’était un exemple vivant de la bonne humeur que vous procurent le bon sens et la sagesse humaine, et naturellement il avait des amis, ayant des écus.

On ne pouvait être plus content que Fritz, mais ce n’était pas tout à fait sans peine, car je vous laisse à penser les propositions de mariage innombrables qu’il avait dû refuser durant ces quinze ans ; je vous laisse à penser toutes les veuves et toutes les jeunes filles qui avaient voulu se dévouer à son bonheur ; toutes les ruses des bonnes mères de famille, qui, de mois en mois et d’année en année, avaient essayé de l’attirer dans leur maison et de le faire se décider en faveur de Charlotte ou de Gretchen ; non, ce n’est pas sans peine que Kobus avait sauvé sa liberté de cette conspiration universelle.

Il y avait surtout le vieux rabbin, David Sichel, — le plus grand arrangeur de mariages qu’on ait jamais vu dans ce bas monde, — il y avait surtout ce vieux rabbin qui s’acharnait à vouloir marier Fritz. On aurait dit que son honneur était engagé dans le succès de l’affaire. Et le pire, c’est que Kobus aimait beaucoup ce vieux David ; il l’aimait pour l’avoir vu dès son enfance assis du matin au soir chez le juge de paix, son respectable père ; pour l’avoir entendu nasiller, discuter et crier autour