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La PÊCHE MIRACULEUSE.


LA


PÊCHE MIRACULEUSE

I

Un matin du mois de septembre 1850, le vieux peintre de marines, Andreusse Cappelmans, mon digne maître, et moi, nous fumions tranquillement notre pipe à la fenêtre de son atelier, au dernier étage de la vieille maison qui forme le coin à droite de la rue des Brabançons, sur le pont de Leyde, et nous vidions un pot d’æle à notre santé réciproque.

J’avais alors dix-huit ans, la tête blonde et rose ; Cappelmans approchait de la cinquantaine ; son gros nez rouge prenait des teintes bleuâtres, ses tempes s’argentaient, ses petits yeux gris se plissaient, de grosses rides bridaient ses joues brunes ; au lieu de la plume de coq qui faisait jadis sa gloire, il venait d’orner son feutre d’une simple plume de corbeau.

Le temps était superbe. En face de nous se déroulait le vieux Rhin ; quelques nuages blancs nageaient au-dessus dans l’azur : le port avec ses gros bateaux noirs, la voile pendante, dormait au-dessous, le soleil miroitait sur les flots bleuâtres et des centaines d’hirondelles fendaient l’air.

Nous étions là, rêveurs, l’âme noyée de sentiment ; de grandes feuilles de vigne, encadrant la fenêtre, frissonnaient à la brise, un papillon s’élevait, une volée de moineaux criards s’élancaient à sa poursuite ; plus bas, sur le toit de l’échoppe, un gros chat roux s’arrêtait et regardait en balançant la queue d’un air méditatif.

Rien de calme comme ce spectacle, et pourtant Cappelmans était triste, soucieux.

« Maître Andreusse, lui dis-je tout à coup, vous avez l’air de vous ennuyer ?

— C’est vrai, fit-il, je suis mélancolique comme un âne qu’on étrille.

— Pourquoi ? Le travail va bien ; vous avez plus de commandes que vous ne pouvez en remplir, et voici la kermesse qui vient dans une quinzaine.

— J’ai fait un vilain rêve !

— Vous croyez aux rêves, maître Cappelmans ?

— Je ne suis pas sûr que ce soit un rêve, Christian, car j’avais les yeux ouverts. »

Puis, vidant sa pipe au bord de la fenêtre :

« Tu n’es pas sans avoir entendu parler de mon vieux camarade, Van Marius, dit-il, Van Marius, le fameux peintre de marines, qui comprenait la mer comme Ruysdaël comprenait la campagne, Van Ostade le village, Rembrandt les intérieurs sombres, Rubens les temples et les palais. Ah ! c’était un grand peintre ; en face de ses tableaux, on ne disait pas :

« C’est beau ! » On disait : « Que la mer est belle !… qu’elle est grande et terrible ! » — On ne voyait pas le pinceau de Van Marius aller et venir ; mais l’ombre de la main de Dieu s’étendre sur la toile. Oh ! le génie… le génie… quel don sublime, Christian ! »

Cappelmans se tut, les lèvres serrées, le sourcil froncé, les larmes aux yeux. Pour la première fois je le voyais ainsi ; cela m’étonnait.

Au bout d’un instant, il reprit :

« Van Marius et moi, nous avions fait ensemble nos études à Utrecht, chez le vieux Ryssen ; nous aimions les deux sœurs ; nous passions ensemble nos soirées à la taverne de la Grenouille, comme deux frères. Plus tard, nous vînmes à Leyde, bras dessus bras dessous, — Van Marius n’avait qu’un défaut, il aimait le genièvre et le skidam plus que æle et le porter.