Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/279

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
27
MON ILLUSTRE AMI SELSAM.

« Eh bien… elle est morte !

— Morte ! m’écriai-je en reculant.

— Oui, la commotion électrique a été trop violente : elle a détruit les ascarides, mais elle a malheureusement foudroyé la molécule centrale. Du reste, cela ne prouve rien contre ma découverte, au contraire : — ta tante est morte guérie ! »

Et il sortit.

Nous le suivîmes pâles de terreur. — Une fois dans la rue, nous nous dispersâmes, les uns à droite, les autres à gauche, sans échanger une parole : le dénouement de l’aventure nous avait terrifiés !

Le lendemain, toute la ville apprit que dame Annah Wunderlich était morte subitement. Les voisins prétendirent avoir entendu des bruits étranges, terribles, inusités ; mais comme il avait fait dans la nuit un très grand orage, la police ne fit aucune recherche. D’ailleurs, le médecin appelé à constater le décès déclara que dame Annah était morte d’une attaque d’apoplexie foudroyante, en jouant le duo final du Grand Darius ; — on l’avait trouvée assise dans un fauteuil, devant son piano !

Tout alla donc pour le mieux et nous ne fûmes pas inquiétés.

Environ six mois après cet événement, le docteur Selsam publia, sur le traitement des helminthes par la musique, un ouvrage qui obtint un succès incroyable. Le prince Hatto de Schlittenhof lui envoya la grande plaque du Vautour noir, et son Altesse la duchesse régnante daigna le féliciter en personne. On parle même de le nommer président de la Société scientifique, à la place du vieux Mathias Kobus. Bref, c’est un homme très heureux !

Quant à moi, je me reprocherai toute ma vie d’avoir contribué à la mort de ma chère tante Annah Wunderlich, en soufflant pendant un quart d’heure dans cet abominable busca-tibia, que le ciel confonde ! Il est vrai que je n’avais pas l’intention de lui nuire ; au contraire, j’espérais la débarrasser de ses ascarides, et lui permettre de vivre encore de longues années ; mais elle n’en est pas moins morte, l’excellente femme, et cela me navre le cœur.

Dieu m’est témoin que l’idée de foudroyer sa molécule centrale ne m’était jamais venue à l’esprit. Hélas ! je l’avoue à ma honte, j’aurais ri au nez de celui qui serait venu me dire qu’avec un air de musique on pouvait tuer « même une simple mouche ! »


FIN DE MON ILLUSTRE AMI SELSAM.