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LE TRÉSOR DU VIEUX SEIGNEUR.

la chose pourrait tourner mal. Je me mis en garde en lui disant froidement :

« — Père Zulpick, je suis venu chez vous comme ami ; vous voulez m’assassiner. Mais, prenez garde, au moindre mouvement, je vous casse la tête. »

« Il comprit cela, et, après m’avoir observé une seconde pour épier mes mouvements et juger s’il serait le plus fort, il déposa sa hachette et me dit d’une voix basse :

« — Tu veux la moitié ?

« — Oui.

« — Quelle moitié ? L’or, l’épée, la couronne ? Quoi… quoi ? parle donc !

« — On fera deux parts ; on tirera au sort. Il faut que les parts soient égales. »

« Il réfléchit un instant et dit :

« — J’accepte ! Il faut que j’accepte… mais tu me voles ; je laisse cela sur ton âme. Que le diable t’étrangle ! Il faut que j’accepte.

« — Est-ce entendu ?

« — Quand je te dis que j’accepte…

« — Oui, mais vous allez jurer sur cette croix. »

« Alors je sortis ma petite croix de bronze. En la voyant, ses yeux parurent se troubler.

« — D’où tiens-tu cela ?

« — Que vous importe. — Jurez.

« — Eh bien ! je jure… de te laisser la moitié.

« — Partage égal, au sort,

« — Oui.

« — À la bonne heure, dis-je en remettant la croix à mon cou ; maintenant nous pouvons nous entendre. Et d’abord, père Zulpick, le trésor est ici.

« — Ici ! Où cela ? fit-il en bégayant.

« — Il faut lever cette dalle, et puis piocher au-dessous. Nous arriverons sur un escalier et nous descendrons cinquante marches. Au bout se trouve un caveau, et dans le caveau le trésor.»

« En m’écoutant, ses yeux s’écarquillaient.

« — Comment sais-tu cela, toi ? fit-il.

« — Je le sais.

« — Tu en es sûr ?

« — J’en suis sûr. Vous allez voir. »

« Et j’allais prendre ma pioche au fond de la cave. Alors il bondit en s’écriant :

« — C’est moi qui veux lever la dalle ; c’est moi qui veux ôter la terre !

« — Levez la dalle, père Zulpick, piochez ! mais souvenez-vous de votre serment sur la croix. On peut être damné une fois : deux fois, ce serait trop. »

« Il ne dit rien, prit la pioche et leva la dalle.

« Je me tenais debout près de lui, avec mon gros bâton ferré, me défiant de sa folie. Plusieurs fois, je remarquai qu’il me lança un coup d’œil rapide pour s’assurer que j’étais en garde. La dalle levée, il se mit à piocher avec la rapidité du chien qui gratte la terre. La sueur lui coulait des reins. Une fois il s’arrêta en me disant :

« — Cette cave est à moi ; je ne veux pas aller plus loin. Il faut que tu sorte ?

« — Souvenez-vous de votre serment sur la croix, » lui dis-je froidement.

« Il reprit son travail en répétant à chaque coup de pioche : « Tu me voles… tu me voles… tu es un voleur… tout est à moi… » jusqu’à ce qu’il atteignit la petite voûte de l’escalier. Lorsqu’il en découvrit la première pierre, tout à coup il devint pâle comme un linge et s’assit sur le tas de terre. Et comme je voulais prendre la pioche à mon tour, il se jeta dessus en bégayant :

« — Laisse cela ! c’est moi… moi qui veux tout faire… qui veux descendre le premier.

« — Très-bien, allez ! »

« Il poursuivit sa besogne avec un acharnement qui ne lui permettait plus de respirer. La rage éclatait dans tous ses traits. Cependant l’ouvrage avançait ; chaque coup de pioche rendait maintenant un son creux, et subitement une pierre tomba, puis toute la voûte s’affaissa dans l’ouverture avec un bruit sourd. Le vieux cordier. faillit être entraîné par les décombres. Je le retins très-heureusement ; mais, bien loin de me remercier, à peine vit-il l’escalier, que dans une exaspération épouvantable il hurla :

« — Tout est à moi !

— Et à moi, » lui dis-je d’un ton sec.

J’avais pris la lampe, il voulut l’avoir.

— Bon, j’aime mieux ça. Marchez en avant, père Zulpick. »

« Nous descendîmes.

« La lumière tremblotante éclairait ces voûtes vieilles de dix siècles ; le bruit furtif de nos pas sur les marches sonores avait des effets étranges. Mon cœur battait d’une force à rompre ma poitrine. Je voyais devant moi le crâne chauve du vieux cordier, sa nuque gris-bleu, son dos voûté. Peut-être à ma place aurait-il eu quelque tentation funeste ; mais, grâce au ciel, jamais la pensée du mal n’est entrée dans mon âme, Monsieur Furbach ; il faut que je vous dise cela, car la mort nous suivait ; elle guettait l’un de nous dans l’ombre. Heureux ceux qui n’ont rien à se reprocher, et qui laissent au Seigneur le soin de retirer ses créatures de ce bas monde. Il n’a pas besoin de nous pour cette terrible besogne.

« Arrivé au bas de l’escalier, Zulpick, ne