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LE TRESOR DU VIEUX SEIGNEUR.

l’explication du « miracle, » comme disait Nicklausse. Le rêve de son ancien domestique, depuis longtemps oublié, lui revint alors à la mémoire, et lui sembla la seule explication possible d’une fortune si rapide.

Enfin, le troisième jour, vers neuf heures du soir, après le souper, l’ancien maître et son cocher, se trouvant seuls en face de quelques vieilles bouteilles de rudesheim, se regardèrent longtemps l’un l’autre d’un œil attendri. Nicklausse allait commencer ses confidences, lorsqu’un domestique entra pour desservir.

« Allez vous coucher, Kasper, lui dit-il ; vous enlèverez tout cela demain. Fermez seulement la porte de l’hôtel, tirez les verrous. »

Et quand le domestique fut sorti, Nicklausse, se levant, ouvrit une fenêtre qui donnait sur la cour, pour renouveler l’air ; puis, venant se rasseoir gravement, il débuta en ces termes :

« Vous vous rappelez, Monsieur Furbach, le rêve qui me fit quitter votre service en 1828. Depuis longtemps ce rêve me poursuivait ; tantôt je me voyais en train de démolir un vieux mur au fond d’une ruine, tantôt je descendais la vrille d’un escalier en coquille ; j’arrivais dans une sorte de poterne, et je me cramponnais à l’anneau d’une dalle qui me faisait suer sang et eau.

« Ce rêve me rendait malheureux, mais quand j’eus levé la dalle et que je vis la cave, le chevalier, le trésor, toutes mes peines furent oubliées. Je me croyais déjà maître de l’argent, j’en avais des éblouissements ; je me disais :

« Nicklausse, le Seigneur t’a choisi pour t’élever au pinacle des honneurs et de la gloire. Ta grand’mère Orchel va-t-elle être heureuse en te voyant rentrer au village dans une voiture à quatre chevaux ! Et les autres, le vieux maître d’école Yéri, le sacristain Omacht, tous ces gens qui répétaient du matin au soir que tu ne ferais jamais rien, vont-ils ouvrir les yeux, vont-ils avoir le nez long… Hé ! hé ! hé ! »

« Je me figurais ces choses et d’autres semblables, qui me gonflaient le cœur de satisfaction et redoublaient mon désir d’être en possession du trésor. Mais une fois dans la rue Neuhauser, le sac au dos et le bâton à la main, lorsqu’il s’agit de prendre la route du château, vous ne sauriez croire, Monsieur Furbach, combien je fus embarrassé.

« J’étais au coin de votre magasin, assis sur une borne, regardant de quel côté soufflait le vent ; malheureusement, il ne faisait pas de vent ce jour-là ; les girouettes restaient immobiles, les unes tournées à droite, les autres à gauche. Et toutes ces rues qui se croisaient devant mes yeux avaient l’air de me dire ; « C’est par ici qu’il faut passer ! — Non, c’est par ici ! »

« Comment faire ?

« À force de réfléchir, la sueur me coulait le long des reins ; alors, pour me donner des idées, j’entrai prendre une chope à la taverne du Coq-Rouge, en face des Petites Arcades. J’avais eu soin de serrer mon argent dans une ceinture de cuir, sous ma blouse, car à la taverne du Coq-Rouge, qui se trouve dans un enfoncement de la ruelle des Trois-Copeaux, bien des honnêtes gens auraient pris la peine de m’en débarrasser.

« La salle étroite et basse, éclairée au fond par deux lucarnes en treillis donnant sur la cour, était pleine de fumée. Les roulières, les blouses, les chapeaux bossués, les bonnets râpés se promenaient là-dedans comme des ombres, et, de temps en temps, au milieu de ce nuage, brillait une allumette : un nez rouge, les yeux baissés, la lèvre pendante, s’illuminait ; puis tout redevenait gris.

« La taverne bourdonnait comme un tambour.

« Je m’assis dans un coin, mon bâton entre mes genoux, une canette baveuse devant moi, et, jusqu’à la nuit close, je restai là, bouche béante, les yeux tout grands ouverts, regardant mon château qui me semblait peint contre le mur.

« Vers huit heures, j’eus faim : je demandai un knapwourst et une autre canette. On alluma le quinquet, et deux ou trois heures après je m’éveillai comme d’un songe ; le tavernier Fox était devant moi et me disait :

« — C’est trois kreutzer la nuit ; vous pouvez monter. »

« Je suivis une chandelle qui me conduisit dans les combles. Il y avait là une paillasse à terre, la maîtresse poutre du pignon au-dessus. J’entendais deux ivrognes grogner dans la mansarde voisine, disant qu’on ne pouvait se tenir debout ; moi-même j’étais courbé sous le toit, la tête contre les tuiles.

«  Toute cette nuit je ne pus fermer l’œil, autant par crainte d’être volé que par l’effet de mon rêve et le désir de me mettre en route sans savoir où aller.

« À quatre heures, la vitre enchâssée dans le toit se mit à grisonner ; les autres soupentes de la mansarde ronflaient comme un buffet d’orgue. Je descendis l’escalier à reculons et m’échappai dans la rue. Tout en courant, je tâtai plus de cent fois ma ceinture. Le jour grandissait ; quelques servantes venaient donner leur coup de balai sur les trottoirs, deux ou trois watchmann, le bâton sous le bras, se promenaient dans les rues encore désertes. Moi