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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

produire qu’une espèce de monstres à la fois stupides et féroces, lâches et cruels ! Hélas ! combien ne voyons-nous pas de ces tristes alliances dans le monde ! on ne consulte que la fortune aujourd’hui, et l’on a bien tort ! Maintenant, pour ce qui vous concerne en particulier, mon ami, je ne vous conseille pas le mariage. Votre santé… »

Mais Tapihans, pâle de colère, ne le laissa pas achever.

« Quoi, chien, tu dis que je ressemble à un loup ! hurla-t-il, tu dis… »

Et, plein de fureur, il lança sa chope contre Mathéus de toutes ses forces.

Heureusement l’illustre philosophe, avec sa prudence habituelle, fit un brusque mouvement, de sorte que la chope tomba d’aplomb sur l’estomac de Coucou Peter, qui poussa un gémissement lugubre.

Avant que Mathéus fût revenu de sa stupeur, Tapihans avait ouvert la porte et s’était enfui.

Dame Catherina venait de saisir un manche à balai, et on l’entendait crier dans la rue :

« Ah ! gredin !… ah ! mauvais gueux !… Reviens donc si tu l’oses… Ah ! misérable ! affronter d’honnêtes gens dans mon auberge ! A-t-on jamais vu un pendard de cette espèce ! »

Puis elle rentra, courut à Mathéus, lui fit prendre un verre de vin, lui mit de l’eau fraîche sur les tempes et le consola de toutes les manières.

Coucou Peter soupirait et criait d’un accent plaintif.

« Mon organisme est bien malade… bien malade ! Soffayel, ma chère Soffayel, cours remplir la bouteille ou je tombe en faiblesse ! »

Au bout d’un quart d’heure, Mathéus revint à lui et balbutia.

« Cet homme appartient évidemment à la race carnassière ; il est capable de rentrer avec une hache, une faulx ou tout autre instrument de ce genre !

— Ah ! qu’il revienne, s’écria la grosse veuve en fermant le poing d’un air menaçant, qu’il revienne ! »

Mais elle avait beau dire, Frantz Mathéus tournait sans cesse les yeux vers la porte, et la peur naturelle à son espèce timide l’empêchait de voir les agaceries de dame Catherina.

Coucou Peter, n’ayant plus aucun prétexte pour faire remplir de nouveau la bouteille, et se sentant mal au ventre, proposa d’aller se coucher. Tout le monde fut de son avis, car il se faisait tard, les vitres de la grande salle étaient toutes noires, et l’on n’entendait plus le moindre bruit au dehors.

C’est pourquoi la mère Windling prit le chandelier sur la table, dit à Soffayel de pousser les verrous, et pria Mathéus de vouloir bien la suivre.

Ils montèrent l’escalier tournant au fond de la cuisine, et partout Mathéus dut reconnaître l’ordre et la sage économie : de grandes armoires encombraient les corridors, et dans ces armoires, que dame Catherina avait eu soin d’ouvrir, on voyait de hautes piles de linge soigneusement plié, des nappes à filet rouge, des serviettes, du chanvre et du lin. Plus loin, le grain étendu dans de grandes salles prenait l’air ; ici le trèfle, le colza, la luzerne ; ailleurs le blé, l’orge, l’avoine ; c’était un véritable grenier d’abondance.

Enfin la mère Windling le conduisit dans une vaste chambre bien meublée ; on y voyait deux commodes chargées de magnifiques faïences de Lunéville et de verreries de Walerysthâl.

Il y avait aussi un lit à baldaquin haut comme la tour de Babel, et deux petites glaces de Saint-Quirin.

Alors, lançant un dernier regard à Mathéus et lui pressant la main d’un air timide :

« Dormez bien, monsieur le docteur, dit dame Catherina en baissant les yeux, et ne faites pas de mauvais rêves. »

Elle sourit jet contempla le bonhomme encore quelques secondes, puis elle referma la porte et redescendit l’escalier.

Coucou Peter, selon son habitude, était allé se coucher dans la grange.


VII


Cette nuit-là Frantz Mathéus ne put fermer l’œil ; il se retournait sans cesse avec un noble enthousiasme dans son lit de plume, et poussait des exclamations de triomphe ; sa fuite héroïque du Graufthal, la conversion miraculeuse de Coucou Peter, l’accueil hospitalier de la mère Windling lui trottaient dans la tête ; il n’éprouvait pas le besoin de dormir, au contraire, jamais son esprit n’avait été plus vif, plus lucide, plus pénétrant ; mais la chaleur excessive de son lit le faisait suer à grosses gouttes ; c’est pourquoi, vers le matin, il s’habilla et descendit tout doucement dans la cour pour respirer.

Tout était silencieux, le soleil éclairait à peine la cime des plus hauts peupliers ; un calme profond régnait dans l’air ; Mathéus, assis sur la margelle de la cave ; contemplait dans un muet recueillement l’ensemble de cette demeure rustique et le repos de la nature.