Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/226

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
158
MAITRE DANIEL ROCK.

« Christian !… sauve-toi, mon enfant !… »

Puis il tomba sur un genou… brisa son piquet sur la tête d’un autre bûcheron… jeta un éclat de rire à vous fendre l’âme… et tomba tout de son long dans les bruyères.

Il y eut un instant de silence suivi d’une grande clameur : toute la meute haletante, furieuse, s’acharnait alors sur Christian resté seul près de son père.

Au même instant Ludwig arrivait : il vit les longues jambes de maître Daniel sous les pieds des combattants, — l’un de ses fils, étendu la face contre terre, tenant encore deux blessés à la gorge, — l’autre fils, Christian, à genoux près du vieux, le marteau au poing, voulant se relever, et parant les coups, de son bras gauche tout sanglant.

À ce spectacle, il se jeta, tête basse, dans la mêlée.

« Lâches !… lâches !… » criait-il.

Et le père Bénédum, qui venait aussi de paraître, ramassant un piquet, dit :

« Ah ça ! voulez-vous recommencer avec nous ? Eh bien, vous n’avez qu’à frapper encore une fois ! »

En même temps les deux garçons meuniers enjambaient la haie voisine, et tout le monde, à la vue de ce renfort, suspendit le combat : chacun en avait assez.

La bruyère présentait alors un spectacle horrible : partout du sang… partout des blessés… les uns hurlant qu’ils étaient morts… les autres ne disant rien, mais regardant et se tâtant les côtes.

Ludwig s’agenouilla près du père Rock et se prit à fondre en larmes.

Le vieillard entrouvrit ses yeux gris… le regarda… une larme coula sur sa joue… et comme Ludwig lui tenait la main, il sentit se fermer celle du vieux forgeron… Elle s’ouvrit ensuite : il avait perdu le sentiment.

Cependant les autres, à la vue de tous leurs éclopés, revenaient en criant qu’il fallait achever ces brigands. Fragonard, assis au bord d’une tranchée, et qui se lavait l’oreille dans l’eau bourbeuse, s’écria :

« Il n’y a que des misérables pour frapper des gens à terre : retirez-vous, malheureux !… Sommes-nous donc des bêtes féroces ? »

Et faisant signe à son piqueur, il lui dit de courir à l’auberge du Cygne, de monter à cheval et de chercher un médecin au plus proche. Puis il alla relever monsieur Horace, qui saignait toujours en abondance du nez et de la bouche.

Voilà comment maître Daniel accomplit la menace qu’il avait faite au conseil municipal, et tout permet de croire que s’il n’assomma pas plus de monde, ce n’était pas faute de bonne volonté.


XVI


Zacharias Piper se faisait justement la barbe à sa fenêtre, lorsque le garde champêtre, Kasper Imant, sautant de marche en marche, poussa la porte, traversa le vestibule et pénétra jusque dans la salle en criant :

« Monsieur le maire… monsieur le maire… vite… vite… votre écharpe !… On s’assomme sur la côte… on s’extermine… il y a déjà plus de quinze morts et cinquante blessés ! »

À ces cris, maître Zacharias resta stupéfait ; puis, au bout d’un instant, il demanda :

« Qui donc s’assomme, Kasper ?

— Maître Daniel et ses fils éreintent les ingénieurs, les piqueurs, les ouvriers, tout le monde… Dépêchez-vous… dépêchez-vous ! »

Monsieur le maire était devenu pâle comme un mort, le rasoir tremblait dans sa main, ses genoux flageolaient.

« Les ingénieurs ! murmurait-il ; on assomme les ingénieurs !… Est-ce possible ? »

Puis sortant de sa stupeur, et s’essuyant le menton à la hâte, il cria d’une voix de paon :

« Mon écharpe ! mon écharpe !… ma cravate blanche !… Christine !… Christine !… entends-tu ?… Mon écharpe ! »

Christine accourut tout effarée… Il se passa l’écharpe autour des reins et partit comme un possédé du diable, allongeant le pas, gesticulant, murmurant des mots inintelligibles, entrecoupés d’exclamations incohérentes :

« Ah ! les misérables !… ah ! ces Rock !… nous verrons !… Des barbares… un nid de vautours… des gens à pendre… à brûler vifs… tous… tous… sans miséricorde ! Attaquer la civilisation !… les brigands !… Ça ne respecte rien… rien !… Assommer les bienfaiteurs du pays !..Canailles !… mauvais gueux ! »

Et tout en parlant ainsi, il faisait des enjambées d’une demi-lieue.

Cela n’empêcha pas qu’en arrivant au détour de la fontaine, il ne vît déjà le brancard de M. Horace, — arrêté devant l’auberge du Cygne, au milieu d’un groupe nombreux de personnes, — et cinq ou six autres qui s’approchaient à la file tout le long de la rue.

Vous peindre les cris, le désespoir des petites dames, serait chose impossible : Diane s’était jetée sur le brancard de M. Horace, les cheveux épars, et gémissait à vous fendre l’âme ; — Malvina bassinait la joue de Fragonard dans