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MAITRE DANIEL ROCK.

— Je vous crois, Bénédum, je vous crois.

— Et depuis, monsieur le curé, les enfants jouaient ensemble… tantôt la petite au moulin, tantôt le garçon à la forge… c’était tout un : ils étaient toujours chez eux… Ah ! il y a des choses qui vous crèvent le cœur… Comme nous aurions été heureux, sans cette malheureuse dispute !… Est-ce qu’il fallait laisser Daniel tomber sur le maire ? Songez donc ! — Oui… oui… je sais tout cela… Depuis trois mois vous me répétez la même chose.

— Pardon, monsieur le curé, pardon… Ça doit vous ennuyer à la fin… mais voyez-vous, — il appuyait la main sur sa poitrine, et ses yeux se gonflaient de larmes, — voyez-vous, aussi vrai que j’espère en la vie éternelle, c’est Daniel qui a tort. Au conseil municipal, j’ai parlé pour le bien du pays… chacun voit les choses à sa manière, n’est-ce pas ?

— Mais oui… certainement, Bénédum.

— Eh bien, pourquoi m’en veut-il ? Est-ce que je lui reproche, moi, d’avoir d’autres idées que les miennes ? Et d’ailleurs, supposons que j’aie tort, est-ce que Ludwig doit en souffrir ? et sa propre fille, que nous aimons tous et qui nous aime aussi, quoiqu’elle le cache ?

— Mais, mon cher ami, quand vous me répéteriez cela jusqu’à la fin des siècles, quand vous auriez mille fois raison, qu’est-ce que je puis y faire ? — s’écria le bon père Nicklausse en joignant les mains, — puisque Daniel ne veut rien entendre ! »

Ils entraient alors dans la petite cour du presbytère. La vieille gouvernante Annah, qui rentrait aussi des vêpres, ouvrait les deux fenêtres pour renouveler l’air de la salle.

Ils montèrent les cinq ou six marches du vestibule en silence, puis M. le curé ayant remis son tricorne à sa gouvernante, il se coiffa d’une calotte de velours noir, et s’assit dans le fauteuil, en se croisant les jambes d’un air résigné

Bénédum était encore debout devant la table.

« Asseyez-vous donc, Frantz, lui dit-il, et puisque vous avez à m’entretenir en particulier, fermez la porte. »

Bénédum obéit, et Annah se retira dans une autre pièce en attendant l’heure de préparer le souper : c’était une personne discrète, et qui savait comprendre le moindre coup d’œil de son maître.

Bénédum, rappelé subitement à lui-même par la réflexion du père Nicklausse, s’écria :

— C’est juste, monsieur le curé, je n’y pensais plus… Je suis ici pour prévenir un grand malheur.

— Un malheur ?

— Oui… je le crois… j’en suis sûr… Daniel médite un mauvais coup !

—Comment ?

— Depuis cinquante ans je le connais : quand il dit quelque chose… c’est fini !

— Et qu’est-ce qu’il a donc dit, grand Dieu ?

— Il a dit au conseil municipal que personne ne mettrait les pieds sur sa terre ; il a voulu que la chose fût inscrite au registre des délibérations… Et si vous aviez vu sa figure alors, vous auriez compris le reste. »

Le père Nicklausse, à ces mots, bien loin de trembler, sourit :

« Vous m’avez fait peur, dit-il ; mais, en vérité, maître Frantz, vous poussez les choses un peu loin… Comment allez-vous supposer, sur la foi de quelques paroles en l’air, qu’on puisse commettre un acte de rébellion à force ouverte ? C’est un peu fort ! Vous redoutez jusqu’à l’ombre du père Rock.

— Monsieur le curé, prenez garde !… Il ne s’agit pas de son ombre ; il s’agit de son bras et de sa colère… Chaque jour il monte aux ruines, et de là-haut il regarde, — un quart d’heure… une demi-heure… plus ou moins, — si le chemin de fer avance. Moi, de mon moulin, je l’observe par une lucarne… Vous comprenez… un vieux camarade d’enfance… quoi qu’il arrive, on conserve toujours quelque chose pour lui : c’est plus fort que soi !… Je le regarde donc grimper le sentier des ruines, les mains sur le dos, et, rien qu’à le voir, je sais ce qu’il pense. Eh bien, avant-hier, sur le coup de huit heures, il descendit plus vite que d’habitude, les lèvres serrées… Aujourd’hui les piquets des ingénieurs touchent presque aux bruyères… demain ils s’avanceront dessus… Daniel était sombre… Je viens d’apprendre qu’il a communié à la grand’messe avec ses fils…

— Écoutez, Frantz, interrompit le père Nicklausse, vous exagérez les choses… Je vois la famille Rock assez souvent ; ces gens-là sont très paisibles, je dirai même trop paisibles. Tout ce qui se passe au village : la séduction des filles par les commis de ces étrangers, le scandale de la danse à l’Arbre vert, les festins des ingénieurs et des malheureuses qu’ils font passer pour leurs femmes, les propos inconvenants tenus par ce monde contre notre sainte religion et contre les usages du pays… rien ne les touche… rien ne les émeut… Ils entendent tout cela d’un air froid, indifférent… Maître Daniel reste calme ; j’en suis étonné moi-même, et je ne puis en attribuer la cause qu’à son grand âge. La vieillesse refroidit en nous les indignations généreuses ; elle calme