Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/22

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
18
L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

dans le monde, et se félicitait de la généreuse résolution qu’il avait prise d’éclairer l’univers.


VI


Il était nuit lorsque dame Catherina, fraîche, accorte et souriante, reparut dans la grande salle, avec le magnifique chandelier de cuivre étincelant comme de l’or.

L’illustre docteur Mathéus, en attendant l’arrivée des paysans, vidait la bouteille de wolxheim et méditait un superbe discours, établi sur les principes judicieux du sage Aristote ; mais l’arrivée de la mère Windling changea tout à coup la direction de ses pensées entraînantes et lumineuses.

Elle avait mis sa belle jupe à grands ramages, son petit fichu de soie rouge, et sa cornette des dimanches, à grands rubans de moire déployés comme les ailes d’un papillon.

L’illustre philosophe fut ébloui ; il contemplait en silence les bras dodus, la gorge bien arrondie, les yeux vifs et la prestesse vraiment agaçante de la veuve.

Dame Catherina découvrit aussitôt cette expression admirative dans les yeux humides du bonhomme, et ses grosses lèvres vermeilles s’arquèrent par un doux sourire :

« Je vous ai fait attendre bien longtemps, monsieur le docteur, lui dit-elle en déployant une nappe blanche au bout de la table ; oui, bien longtemps ! » reprit-elle avec un regard moelleux, qui pénétra jusqu’au fond de l’âme pudibonde de Mathéus.

« Prends garde, Frantz, prends garde ! se dit-il ; souviens-toi de la haute mission, et ne te laisse pas charmer par cette créature séduisante ! »

Mais il sentait une espèce de frisson indéfinissable lui descendre le long de l’échine, et baissait les paupières malgré lui-même.

Dame Catherina était radieuse.

« Comme il est timide ! se disait-elle, comme il rougit ! Ah ! si je pouvais lui donner un peu de courage ! C’est égal, il est encore vert, cet homme-là, il est bien bâti ! Allons ! allons ! tout va bien. »

En ce moment Coucou Peter entra en poussant un long éclat de rire ; il apportait les boudins fumants dans un grand plat de faïence, et jamais on n’avait vu une figure plus joyeuse.

« Ah ! docteur Frantz, s’écria-t-il, ah ! docteur Frantz, quelle odeur ! quel goût ! C’est tout sang, tout lard et tout crème ! Figurez-vous, papa Mathéus, que j’en ai déjà goûté une demi-aune… eh bien, ça n’a fait que m’ouvrir l’appétit ! »

Ce disant, il déposa son grand plat sur la table avec un air d’adoration ; il s’étendit tout au large contre le mur, défit sa cravate, ouvrit sa camisole, lâcha trois boutons de sa culotte pour être bien à l’aise, et exhala un profond soupir.

La grosse Soffayel le suivait avec les assiettes, les couverts et un grand pain de méteil fraîchement sorti du four ; elle disposa le tout dans un ordre convenable, et Coucou Peter, s’armant d’un grand couteau à manche de corne, s’écria :

« Allons, la mère Windling, asseyez-vous près du docteur ! Ah !… ah !… ah !… la bonne rencontre ! »

Puis il retroussa ses manches, taillada le boudin, et levant un tronçon au bout de sa longue fourchette, il le plaça sur l’assiette de Mathéus :

« Maître Frantz, dit-il, introduisez-moi ça dans votre organisme, et puis vous m’en donnerez des nouvelles ! »

Au même instant il s’aperçut que la bouteille était vide, et fit une exclamation de surprise :

« Soffayel, ne sais-tu pas que le boudin aime à nager ? »

La servante, toute honteuse de son oubli, s’empressa, de courir à la cave ; mais dans la cuisine elle rencontra le meunier Tapihans et lui dit d’un ton moqueur :

« Ah ! ah ! pauvre Tapihans, pauvre Tapihans ! le coucou chante à la maison ; tu ferais mieux d’aller chercher un autre nid !… »

Presque aussitôt Tapihans, pâle et jaune comme un jocrisse, le nez pointu, les oreilles longues, le bonnet de coton au sommet de la tête, le pompon au milieu du dos et les mains dans les poches de sa petite veste grise, parut sur le seuil.

« Eh ! c’est toi, Tapihans ! s’écria Coucou Peter. Tiens ! tiens ! tu arrives bien pour nous voir manger. »

Le petit homme s’avança jusqu’au milieu de la salle, il regarda quelques secondes les convives, et surtout l’illustre docteur ainsi que la veuve, qui ne daignait même pas tourner la tête ; son nez semblait grandir à vue d’œil ; puis, desserrant les lèvres, il dit :

« Bonsoir, dame Catherina !

— Bonsoir ! » répondit la grosse mère en avalant un morceau de boudin.

Le meunier ne bougea point de place et fixa de nouveau le docteur, qui le regardait aussi en songeant : « Cet homme ne peut appartenir qu’à l’espèce des renards, race pillarde et na-