Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/174

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
106
MAITRE DANIEL ROCK.

résolution ; son attitude droite et fière, je ne sais quoi de chevaleresque et de despotique. Les vieux cavaliers de Rodolphe de Habsbourg devaient avoir quelque chose de cette physionomie-là : il ne manquait au père Rock que le morion, la cotte de mailles, et la grande épée à deux mains remontant jusqu’au-dessus de l’épaule.

Il faut dire aussi que la famille des Rock était la plus ancienne du pays : dans toutes les vieilles chartes du Dagsberg, on parle de cette race d’armuriers et de forgerons ; les margraves de Felsenbourg se faisaient un honneur de la protéger ; ses cuirasses, ses casques, ses gantelets figuraient aux joutes d’Aix-la-Chapelle, de Trêves, de Cologne, comme celles des Duchesne à la cour de France.

La perpétuité des instincts et des aptitudes dans certaines lignées , le sentiment amer de la déchéance, le regret des puissances éteintes, dont le souvenir se confond avec notre propre histoire, s’exprimaient à son insu dans les traits rigides du vieux forgeron, et lui donnaient un caractère à part. Les gens du village le craignaient sans savoir pourquoi, et M. le maire Zacharias Piper, qui parlait d’habitude très-haut, baissait le ton quand il le voyait entrer au conseil municipal.

Lui, Daniel, travaillait toute la semaine, et ne sortait que le dimanche pour aller à la messe. — Quelquefois il montait aux ruines de l’antique château de Felsenbourg, seul, le dos courbé, d’un air rêveur.

À cette époque, ni le canal ni le chemin de fer ne troublaient le silence des grands bois de leurs sifflements aigus, de leurs cris de halage, du roulement formidable de leurs convois. Le village, avec ses larges toitures de chaume, ses hangars, ses étables, sa petite église effilée dans l’air, ses arbres fruitiers au feuillage touffu, qui moutonnent les uns par-dessus les autres jusqu’à mi-côte, où commencent les bruyères ; la Zorn écumeuse qui suit en zigzag toutes les sinuosités de la montagne à perte de vue ; les gras pâturages où se baignent jusqu’au poitrail, dans les hautes herbes, les grands bœufs, les vaches, les génisses, levant leur large tête crépue et mugissant du fond de leur poitrail d’une voix lente et mélancolique, tout cela s’épanouissait comme une fraîche idylle dans la vallée bleuâtre : — Felsenbourg n’était pas alors à dix heures de Paris par la grande vitesse, mais bien à cinq ou six siècles ; on y parlait une langue primitive pleine de vieux mots et de tournures allemandes ; on y chantait d’antiques complaintes si douces, si mélancoliques, que les larmes vous en venaient aux yeux et qu’on se prenait à songer aux minnesingers, aux belles châtelaines, aux chevaliers, et aux misères du pauvre peuple dépouillé, houspillé, saccagé et pendu par las Tavardins, les Brabançons, les Bourguignons et autres héros du moyen âge. Le sarrau de toile grise et le gros bonnet de laine crépelue à longues oreilles, du temps de Henri l’Oiseleur, y restaient à la mode, ainsi que les coiffes en galette et les robes à taille haute, qui se transmettaient de la mère à la fille, avec les breloques d’or et les ustensiles du ménage.

La seule littérature de l’endroit consistait dans le Messager boiteux de Strasbourg, et les seuls produits de l’art, dans le Juif errant et le Saint Michel de Montbéliard.

Tout cela nous l’avons vu dans notre enfance, et parfois, en y rêvant, il nous semble avoir vécu sous Frédéric Barberousse, alors que le comté de Felsenbourg, faisait partie de l’Empire germanique.

Au-dessus du village, à la crête des rochers, se dessinait la silhouette grise des ruines : le vieux castel s’écroulait ; le brouillard des nuits s’engouffrait dans ses tours effondrées ; l’herbe poussait entre ses larges pierres moussues ; quelques blocs énormes se détachaient tous les ans de sa couronne murale ; et durant les longues nuits d’hiver, — quand l’ouragan se démène, quand les pauvres gens, blottis autour de l’âtre, se racontent les vieilles légendes des temps passés, et que les esprits invisibles ébranlent les portes avec violence, demandant un asile contre la tourmente, — on entendait parfois tout un pan de muraille tomber dans l’abîme, tandis que la tempête redoublait ses clameurs et les arbres leurs gémissements lugubres.

C’est là que montait Daniel Rock, le dimanche après vêpres, pour causer avec Fuldrade, la diseuse de légendes.

Quoique cette malheureuse fût vieille de cent ans, maigre, ridée, exténuée, couverte de misérables oripeaux ; quoiqu’elle eût le nez crochu, les yeux si petits qu’ils étaient à peine visibles entre les rides de son front et celles de ses joues ; quoiqu’elle n’eût plus que le souffle, et que deux grandes chèvres, dont elle recueillait le lait dans une écuelle de bois, fussent son unique ressource, maître Daniel la respectait plus que toutes les autorités de France et de Navarre ; il la considérait comme une sainte, et s’estimait heureux qu’elle eût bien voulu s’établir dans le donjon de Felsenbourg.

Le forgeron aimait tellement les ruines du vieux château, qu’ayant appris que le conseil municipal se proposait de les vendre pour en faire des pierres de taille, il avait consacré tout