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LA REINE DES ABEILLES.

« — Je vous le promets, répondis-je les larmes aux yeux, et je vous promets aussi de ne plus tuer d’abeilles, ni d’insectes d’aucune sorte, à moins qu’ils ne soient malfaisants.

« — Ce sont les yeux du Seigneur, murmura-t-elle ; je n’ai, moi, que mes pauvres abeilles pour voir ; mais lui, il a toutes les ruches, toutes les fourmilières, toutes les feuilles des bois, tous les brins d’herbe ; il vit, il sent, il aime, il souffre, il fait du bien par toutes ces choses. Ô monsieur Hennétius, que vous avez raison de ne pas faire souffrir le bon Dieu, qui nous aime tant ! »

« Jamais je n’avais été plus ému, plus attendri ; ce n’est qu’au bout d’une minute qu’il me fut possible de demander encore :

« — Ainsi, ma chère enfant, vous voyez par vos abeilles ; comment cela peut-il se faire ?

« — Je ne sais, monsieur Hennétius, cela vient peut-être de ce que je les aime beaucoup. Toute petite, elles m’ont adoptée ; jamais elles ne m’ont fait de mal. Dans les premiers temps, seule au fond du rucher, j’aimais à les entendre bourdonner des heures entières. Je ne voyais rien encore, tout était noir autour de moi, mais insensiblement le jour est venu : j’ai vu d’abord un peu le soleil, quand il faisait bien chaud ; puis, un peu mieux ; puis la grande lumière. Je commençais à sortir de moi ; mon esprit s’en allait avec les abeilles. Je voyais la montagne, les rochers, le lac, les fleurs, les mousses, et le soir, toute seule, j’y pensais. Quand on parlait de ceci, de cela, de myrtilles, de mûres, de bruyères, je me disais : « Je connais ces choses, elles sont noires, brunes, vertes. » Je les voyais dans mon esprit ; et chaque jour je les connaissais mieux par mes chères abeilles. Aussi je les aime bien, allez ! monsieur Hennétius. Si vous saviez, quand il faut leur prendre du miel ou de la cire, comme cela me fait de la peine !

« — Je vous crois, mon enfant, je vous crois. »

« Mon ravissement à cette découverte merveilleuse n’avait plus de bornes.

« Durant deux jours encore, Rœsel m’entretint de ses impressions ; elle connaissait toutes les fleurs, toutes les plantes alpestres, et me fit la description d’un grand nombre qui n’ont pas encore reçu de noms de la science, et qui ne se trouvent sans doute que sur des hauteurs inaccessibles.

« Souvent la pauvre jeune fille s’attendrissait en parlant de ses chères amies les petites fleurs.

« — Combien de fois, disait-elle, ne m’est-il pas arrivé de causer des heures entières avec un petit genêt d’or, ou bien avec un tendre vergis-meinnicht aux gros yeux bleus, et de prendre part à leurs chagrins ! Tous voudraient s’en aller, voltiger ; tous se plaignent de dessécher sur la terre, et d’être forcés d’attendre des jours et des semaines une goutte de rosée pour les rafraîchir. »

« Et là-dessus, Rœsél se prenait à me faire de longues histoires de ces conversations sans fin : c’était merveilleux ! rien qu’à l’entendre on se serait épris d’amour pour une églantine, ou de vive sympathie, de compassion profonde pour les sentiments d’une violette, pour ses malheurs et ses souffrances comprimées.

« Que vous dirai-je encore, mes chères dames ? Il est pénible de quitter un sujet où l’âme a tant d’effluves mystérieuses et la rêverie tant de marge ; mais tout dans ce bas monde doit finir, même les plus douces rêveries.

« Le troisième jour, de grand matin, une brise légère se mit à rouler doucement les brumes du lac. De ma fenêtre je voyais le rouleau grossir de seconde en seconde ; et la brise poussait, poussait toujours, découvrant tantôt un coin d’azur, tantôt le clocher d’un hameau, quelques cimes verdoyantes, puis un pan de sapins, un vallon. L’immense masse flottante montait, montait vers nous. À dix heures elle nous avait dépassés. Le gros nuage, debout sur les crêtes arides de Chasseron, nous menaçait encore ; mais un dernier effort du vent le fit s’incliner sur l’autre pente, et disparaître dans les gorges de Sainte-Croix.

« Alors cette puissante nature des Alpes m’apparut comme rajeunie : les bruyères, les hauts sapins, les vieux châtaigniers trempés de rosée brillaient d’une santé plus vigoureuse ; ils avaient quelque chose de joyeux, de riant et de grave à la fois. On sentait la main de Dieu dans tout cela, son éternité.

« Je descendis tout rêveur. Rœsel était déjà dans le rucher ; Young, en entr’ouvrant la porte, me la fit voir assise à l’ombre de la vigne sauvage, le front penché, comme assoupie.

« — Prenez garde, me dit-il, ne l’éveillez pas ! Son esprit est ailleurs. Elle dort, elle voyage : elle est heureuse ! »

« Les abeilles, par milliards, tourbillonnaient comme un flot d’or au-dessus de l’abîme.

« Je regardai quelques secondes ce spectacle merveilleux, priant tout bas le Seigneur de continuer son amour à la pauvre enfant.

« Puis, me retournant :

« — Maître Young, il est temps de partir. »

« Lui-même alors boucla mon sac sur mes épaules et me remit mon bâton. La mère Catherine me regardait d’un œil attendri. Ils m’accompagnèrent tous deux sur le seuil du chalet.

« — Allons, me dit Walter en me serrant la main, bon voyage ! et pensez quelquefois à nous.