Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/168

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
84
LA REINE DES ABEILLES.

temps. Il approchait de la soixantaine. Sa large tête avait une expression calme et bienveillante : c’était une vraie tête d’apôtre. Sa femme, coiffée d’un grand bonnet de taffetas noir, pâle et rêveuse, offrait un caractère analogue.

« Ces deux silhouettes, se découpant sur les petites vitres à mailles de plomb du chalet, réveillaient en moi de lointains souvenirs, comme ces peintures d’Albert Durer, dont la vue seule nous reporte à la vie croyante, aux mœurs patriarcales du xve siècle. Les longues poutres brunes de la salle, la table de sapin, les chaises de frêne à dossier plat percé d’un cœur, les gobelets d’étain, l’étagère couverte d’antiques vaisselles fleuronnées, le Christ de vieux buis sur ébène et l’horloge vermoulue, avec ses poids sans nombre et son cadran de faïence, complétaient l’illusion.

« Mais une figure autrement touchante était celle de leur fille, la petite Rœsel. Il me semble la voir encore avec sa toque de crin à grands rubans de moire, son fin corsage serré d’un gros flot bleu retombant sur les genoux, ses petites mains blanches croisées dans l’attitude de la rêverie, ses longues tresses blondes : — toute cette nature svelte, gracieuse, aérienne, — oui, je vois Rœsel assise dans le grand fauteuil de cuir, contre le rideau bleu de l’alcôve, souriant tout bas, écoutant et rêvant.

« Dès mon arrivée, sa douce figure m’avait ému, et je m’étais demandé d’où venait son air souffrant et mélancolique. Pourquoi fléchissait-elle son beau front pâle ? pourquoi ne levait elle jamais les yeux ? Hélas ! la pauvre enfant était aveugle de naissance.

« Jamais elle n’avait vu l’immense paysage du lac, sa nappe d’azur qui se fond avec tant d’harmonie dans le ciel, les barques de pêcheurs qui le sillonnent, les cimes boisées qui le dominent et se reflètent en tremblotant dans ses ondes ; les roches moussues, les plantes alpestres si vertes, si vivaces, si splendides de couleur ; ni le soleil couchant derrière les glaciers, ni les grandes ombres du soir couvrant les vallons, ni les genêts d’or, ni les bruyères sans fin, rien ! Elle n’avait rien vu de ce qu’on voyait chaque jour des fenêtres du chalet.

« Quelle amère et triste ironie ! me disais-je en face des petites vitres rondes, — plongeant un regard dans la brume et pressentant le retour du soleil, — quelle poignante ironie du sort ! Être aveugle ici ! en face de cette sublime nature, de cette grandeur sans bornes ! être aveugle !… Ô mon Dieu, qui peut juger tes décrets impénétrables ! qui peut contester la justice de tes sévérités, même lorsqu’elles s’appesantissent sur l’innocence ! Mais être aveugle en présence de tes œuvres les plus grandes ! Quel crime la pauvre enfant a-t-elle pu commettre, pour mériter de telles rigueurs ? » « Et je rêvais à ces choses.

« Je me demandais aussi quelles compensations la miséricorde divine pouvait accorder à sa créature, après l’avoir privée du plus grand de ses bienfaits. Et, n’en trouvant aucune, je doutais de sa puissance.

« L’homme présomptueux, a dit le roi-poète, ose se glorifier dans sa science et juger l’Éternel ! mais sa sagesse n’est que folie, et ses lumières ne sont que ténèbres. »

« En ce jour, un grand mystère de la nature devait m’être révélé, sans doute pour humilier mon orgueil, et m’apprendre que rien n’est impossible à Dieu ; qu’il ne tient qu’à lui de multiplier nos sens et d’en gratifier ceux qui lui plaisent… »

Ici le jeune professeur puisa dans sa tabatière d’écaille une légère prise, qu’il aspira délicatement de sa narine gauche, les yeux levés au plafond d’un air contemplatif ; puis, au bout de quelques secondes, il poursuivit en ces termes :

« Ne vous est-il pas arrivé quelquefois, mes chères dames, lorsque vous parcouriez la campagne aux beaux jours d’été, — surtout après un court orage, alors que l’air tiède, les blanches vapeurs, et les mille parfums des plantes vous pénétraient et vous réchauffaient ; que le feuillage des grandes allées solitaires, des berceaux, des buissons, se penchait vers vous, comme pour vous saisir et vous embrasser ; que les petites fleurs, les pâquerettes, les vergismeinnicht, les volubilis à l’ombre des charmilles, sur le frais gazon, et les mousses du sentier levaient leur capuche et vous suivaient d’un long… long regard, — ne vous est-il pas arrivé d’éprouver une langueur indicible, de soupirer sans cause apparente, de répandre même des larmes et de vous demander : « Mon Dieu… mon Dieu… d’où vient que tant d’amour me pénètre ? D’où vient que mes genoux fléchissent ? D’où vient que je pleure ? »

« D’où cela venait, Mesdames ? Mais de la vie, de l’amour des milliers d’êtres qui vous entouraient, qui se penchaient vers vous, qui vous appelaient, qui s’élançaient pour vous retenir et murmuraient tout bas : « Je t’aime ! je t’aime ! reste ! oh ! ne me quitte pas ! »

« Cela venait de ces mille petites mains, de ces mille soupirs, de ces mille regards, de ces mille baisers de l’air, du feuillage, de la brise, de la lumière, de toute cette création immense, de cette vie universelle, de cette âme multiple, infinie, répandue dans le ciel, sur la terre et dans les ondes.

« Voilà, Mesdames, ce qui vous faisait trem-