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UNE NUIT DANS LES BOIS.

Toutes ces formes diverses, toutes ces attitudes se détachaient vigoureusement sur le fond rougeâtre de la pierre ; et la voûte immense de la caverne, toute chargée de sapins et de chênes aux larges racines incrustées dans le roc, donnait à ce tableau un air de grandeur magistrale.

« Eh bien ! maître Bernard, s’écria Christian, voici le jour, voici le moment du départ. »

Puis s’adressant à Fuldrade toute rêveuse :

« Fuldrade, dit-il à demi-voix, ce bon vieillard de la ville n’aime pas le kirschen-wasser. Je ne puis cependant lui offrir de l’eau ; n’auriez-vous pas autre chose ? »

Fuldrade prenant alors un petit baquet de chêne, dans lequel le ségare mettait son eau, regarda maître Bernard avec douceur et sortit.

« Attendez, fit-elle, je reviens tout de suite. »

Elle traversa rapidement la prairie humide ; l’eau des grandes herbes tombait sur ses petits pieds, en gouttelettes cristallines. A son approche de la grotte, les plus belles vaches se levèrent comme pour la saluer. Elle les caressa toutes l’une après l’autre, et, s’étant assise, elle se mit à traire l’une d’elles, une grande vache blanche, qui se tenait immobile, les paupières demi-closes, et semblait bienheureuse de sa préférence.

Quand le cuveau fut plein, Fuldrade s’empressa de revenir, et le présentant à maître Bernard :

« Buvez à même, fit-elle en souriant, le lait chaud se prend ainsi dans la montagne. »

Ce que fit le bonhomme, en la remerciant mille fois, et vantant la qualité supérieure de ce lait écumeux, aromatique, formé des plantes sauvages du Schnéeberg.

Fuldrade paraissait contente de ses éloges ; et Christian, qui venait de mettre sa blouse, debout derrière eux, le bâton à la main, attendit la fin de ses compliments pour s’écrier :

« En route, maître, en route !… Nous avons de l’eau maintenant, la roue de la scie va tourner six semaines sans s’arrêter ; il faut que je sois de retour pour neuf heures. »

Et ils partirent, suivant le sentier sablonneux qui longe la côte.

« Adieu, dit maître Bernard à la jeune fille, en se retournant tout ému, que le ciel vous rende heureuse ! »

Elle inclina doucement la tête sans répondre, et, les ayant suivis du regard jusqu’au détour de la vallée, elle rentra dans la hutte et fut s’asseoir à côté de la vieille.

Le lendemain, vers six heures du soir, Bernard Hertzog, de retour à Saverne, était assis devant son bureau, et consignait, au chapitre des antiquités du Dagsberg, sa découverte des armes mérovingiennes dans la hutte du ségare du Nideck.

Plus tard, il démontra que les mots Triboci, Tribocci, Tribunci, Tnbochi et Triboques, se rapportent tous au même peuple et dérivent des mots germains drayen büchen, qui signifient trois hêtres. Il en cita comme preuve évidente les trois arbres et les trois crapauds du Nideck, dont nos rois ont fait dans la suite les trois fleurs de lis.

Tous les antiquaires d’Alsace lui envièrent cette magnifique découverte ; son nom ne fut plus invoqué sur les deux rives du Rhin que précédé des titres : doctus, doctissimus, eruditus Bernardus… chose qui le gonflait d’aise et lui faisait prendre une physionomie presque solennelle.

Maintenant, mes chers amis, si vous êtes curieux de savoir ce qu’est devenue la vieille Irmengarde, ouvrez le tome II des Annales archéologiques de Bernard Hertzog, et vous trouverez à la date du 16 juillet 1836 la note suivante :

« La vieille diseuse de légendes Irmengarde, surnommée l’Ame des ruines, est morte la nuit dernière, dans la hutte du ségare Christian.

« Chose étonnante, à la même heure, et, pour ainsi dire, à la même minute, la grande tour du Nideck s’est écroulée dans la cascade.

« Ainsi disparaît le plus antique monument de l’architecture mérovingienne, dont l’historien Schlosser a dit : etc., etc., etc. »


FIN D’UNE NUIT DANS LES BOIS.