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LE BOUC D’ISRAEL.

un petit Mercure gaulois déterré récemment dans le vieux cloître des Augustins.

Il marchait d’un pas assez leste, par une chaleur accablante ; les montagnes succédaient aux montagnes, les vallées s’engrenaient dans les vallées, le sentier montait, descendait, tournait à droite, puis à gauche, et maître Hertzog s’étonnait, depuis une heure, de ne pas voir apparaître le clocher du village.

Le fait est qu’il avait appuyé sur la droite en partant de Saverne, et qu’il s’enfonçait dans les bois du Dagsberg avec une ardeur toute juvénile. Il devait, de ce train, aboutir en cinq ou six heures à Phrâmond, à huit lieues de là. Mais la nuit commençait à se faire et le sentier n’offrait déjà plus, sous les grands arbres, qu’une trace imperceptible.

C’est un spectacle mélancolique que la venue du soir dans les montagnes : les ombres s’allongent au fond des vallées, le soleil retire un à un ses rayons du feuillage sombre, le silence grandit de seconde en seconde. On regarde derrière soi : les massifs prennent à vos yeux des proportions colossales. Une grive, à la cime du plus haut sapin, salue le jour qui va disparaître, puis tout se tait. Vous entendez les feuilles mortes bruire sous vos pas, et tout au loin, bien loin, une chute d’eau qui remplit la vallée silencieuse de son bourdonnement monotone.

Bernard Hertzog était haletant, la sueur coulait de son échine, ses jambes commençaient à se roidir.

« Que le diable soit du Mercure gaulois ! se disait-il ; je devrais être, à cette heure, tranquillement assis dans mon fauteuil. La vieille Berbel me servirait une tasse de café bien chaud, selon sa louable habitude, et je terminerais mon chapitre des armes de Nideck. Au lieu de cela, je m’enfonce dans les ornières, je trébuche, je me perds et je finirai par me casser le cou. Bon ! ne l’ai-je pas dit ? Voilà que je me cogne contre un arbre ! Que les cinq cent mille diables emportent ce Mercure, et l’architecte Hàas qui m’écrit de venir le voir, et ceux qui l’ont déterré ! — Vous verrez que ce fameux Mercure ne sera qu’une vieille pierre fruste, dont personne ne découvre le nez ni les jambes, quelque chose d’informe, comme ce petit Jésus de l’année dernière à Marienthal. Oh ! les architectes… les architectes !… ils voient des antiquités partout. Heureusement je n’avais pas mes lunettes, elles seraient aplaties ; mais je vais être forcé de dormir dans les broussailles. Quel chemin ! des trous de tous les côtés, des fondrières, des rochers ! »

Dans un de ces moments ou le brave homme, épuisé de fatigue, faisait halte pour reprendre haleine, il crut entendre le grincement d’une scierie au fond de la vallée. On ne saurait se peindre sa joie lorsqu’il ne conserva plus de doute sur la réalité du fait.

« Que le ciel soit loué ! s’écria-t-il en se remettant à descendre clopin-clopant, je vais donc pouvoir me reposer. Oh ! ceci me servira de leçon. La Providence a eu pitié de mon rhumatisme. Vieux fou ! m’exposer à coucher dans les bois à mon âge ; c’était pour me ruiner la santé, pour m’exterminer le tempérament. Ah ! je m’en souviendrai, je m’en souviendrai longtemps ! »

Au bout d’un quart d’heure, le bruit de l’eau qui tombait de l’écluse devint plus distinct, puis une lumière perça le feuillage. Maître Bernard se trouvait alors sur la lisière du bois ; il découvrit, au-dessus des bruyères, un étang qui suivait la vallée tortueuse à perte de vue, et, tout en face de lui, l’échafaudage de l’usine, avec ses longues poutres noires allant et venant dans l’ombre comme une araignée gigantesque.

Il traversa le pont de bois en dos d’âne au-dessus de l’écluse mugissante, et regarda par la petite fenêtre dans la hutte du ségare.

Imaginez un réduit obscur adossé contre une roche en demi-voûte. Au fond de cette cavité naturelle, la sciure de bois brûlait à petit feu ; sur le devant, la toiture en planches, chargée de lourdes pierres, descendait obliquement à trois pieds du sol ; dans un coin à gauche, se trouvait une caisse remplie de bruyères ; quelques blocs de chêne, une hache, un banc massif et d’autres ustensiles se perdaient dans l’ombre. L’odeur résineuse du sapin en combustion imprégnait l’air aux alentours, et la fumée rougeâtre suivait une fissure du rocher.

Tandis que le bonhomme contemplait ces choses, le ségare sortant de la scierie l’aperçut et lui cria :

« Hé ! qui est là ?

— Pardon… pardon… dit mon digne oncle tout surpris, un voyageur égaré.

— Hé ! interrompit l’autre, Dieu me pardonne, c’est maître Bernard de Saverne. Soyez le bienvenu, maître Bernard !… Vous ne me reconnaissez donc pas ?

— Mon Dieu non… au milieu de cette nuit profonde.

— Parbleu, c’est juste… je suis Christian… Vous savez, Christian… qui vous apporte votre provision de tabac de contrebande tous les quinze jours !… Mais, entrez… entrez… nous allons faire de la lumière. »

Ils passèrent alors, en se courbant, sous la petite porte basse, et le ségare ayant allumé