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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

Et il l’embrassa sur les deux joues.

Tous les paysans étaient émerveillés de ce spectacle ; cependant, quand ils virent le ménétrier remettre son violon dans sa gibecière, un vague murmure s’éleva de toutes parts, et, sans leur respect pour Frantz Mathéus, ils se seraient emportés. Mais l’illustre philosophe se leva et leur dit :

« Mes enfants, nous avons passé bien des années ensemble ; la plupart d’entre vous, je les ai vus grandir sous mes yeux, d’autres ont été mes amis. Vous le savez, j’ai fait pour vous tout ce que j’ai pu ; je n’ai jamais épargné mes peines pour vous rendre service, ni mes soins, ni ma petite fortune, fruit des pénibles travaux de mon père ! Aujourd’hui l’univers me réclame, je me dois à l’humanité ; quittons-nous bons amis et pensez quelquefois à Frantz Mathéus, qui vous a tant aimés ! »

En prononçant ces derniers mots, les larmes étouffèrent sa voix, et il fallut le conduire jusqu’auprès de son cheval en le soutenant, tant il était ému.

Tous pleuraient et regrettaient cet excellent médecin, le père des pauvres, le consolateur des malheureux.

On le vit s’éloigner au petit pas, la tête inclinée dans ses mains ; personne ne disait une parole, ne poussait un cri, de crainte d’augmenter sa douleur, et tous sentaient bien qu’ils faisaient une perte irréparable.

Coucou Peter, son chapeau sur l’oreille, sa gibecière en sautoir, le suivait, fier comme un coq ; il se tournait de temps en temps et semblait dire : « Maintenant je me moque de vous, je suis prophète ! le prophète Coucou Peter, et houp et houp et houpsasa ! »


V



À voir Frantz Mathéus et son disciple descendre le petit sentier de la Steinbach à travers les hauts sapins, on n’aurait jamais cru que ces deux hommes extraordinaires marchaient à la conquête du monde. Il est vrai que l’illustre philosophe, gravement assis sur Bruno, la tête haute et les jambes pendantes, avait quelque chose de majestueux ; mais Coucou Peter ne ressemblait guère à un véritable prophète ; sa figure joviale, son gros ventre et sa plume de coq lui donnaient plutôt l’apparence d’un joyeux convive, qui nourrit des préjugés déplorables en faveur de la bonne chère et qui ne songe pas aux conséquences désastreuses de ses appétits physiques.

Cette remarque ne laissa point d’inspirer de sérieuses réflexions à Mathéus ; mais il se dit qu’en lui faisant suivre un régime psycologico-anthropo-zoologique, en l’engageant à se modérer, en le pénétrant enfin des principes touchants de sa doctrine, il viendrait à bout de lui faire acquérir une physionomie plus convenable.

Coucou Peter envisageait l’affaire sous un autre point de vue.

« Vont-ils être étonnés de me voir prophète ! se disait-il. Ah ! ah ! ah ! farceur de Coucou Peter, il n’en fait pas d’autres ! Où diable va-t-il pêcher sa transformation des corps et sa pérégrination des âmes ? je vous le demande un peu. L’almanach de Strasbourg en parlera l’an prochain, ça ne peut pas manquer ! On me verra sur la grande page avec mon violon, et chacun pourra lire en grosses lettres : « Coucou Peter, fils de Yokel Peter, de Lutzelstein, qui se met en route pour convertir l’univers. » Ah ! ah ! ah ! vas-tu t’en donner, farceur de prophète, vas-tu t’en donner ! tu mangeras comme quatre, tu boiras comme six, et tu prêcheras l’abstinence aux autres ! Et qui sait ? sur tes vieux jours, tu pourras bien devenir grand rabbin de la pérégrination des âmes ; tu dormiras dans un lit de plume, tu laisseras pousser ta barbe et tu mettras des lunettes sur ton nez ! Gueux de Coucou Peter, je n’aurais jamais cru que tu attraperais une aussi bonne place. »

Pourtant, en dépit de lui-même, quelques doutes se présentaient encore à son esprit ; ces belles espérances lui paraissaient chanceuses, il prévoyait des anicroches et concevait de vagues appréhensions.

« Dites donc, maître Frantz, s’écria-t-il en allongeant le pas, la langue me démange depuis un quart d’heure : je voudrais bien vous demander quelque chose.

— Parle, mon garçon, répondit le bonhomme, ne te gêne pas. Est-ce que le doute ébranlerait déjà tes nobles résolutions ?

— Justement, ça me tracasse. Êtes-vous bien sûr de votre pérégrination des âmes, maître Frantz ? car, pour vous parler franchement, je ne me rappelle pas du tout d’avoir vécu avant de venir au monde !

— Comment ! si j’en suis sûr ? s’écria Mathéus ; crois-tu donc, malheureux, que je voudrais tromper le monde, jeter la désolation dans les familles, le trouble dans la cité, le désordre dans les consciences ?

— Je ne dis pas ça, monsieur le docteur, au contraire, je suis tout à fait pour la doctrine ; mais, voyez-vous, il y en aura beaucoup d’autres qui ne voudront pas y croire et qui diront :