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LE COMBAT D’OURS.

— Encore une scène de taverne, sans doute ? fit-il en hochant la tête.

— Hé ! pourquoi pas, maître Conrad ? Une belle scène de taverne vaut bien une scène du forum ! »

J’allais le quitter, mais lui, s’accrochant à mon bras, poursuivit d’un ton grave :

« Kasper, au nom du ciel, écoute-moi ! Je n’ai plus rien à t’apprendre : tu dessines mieux que Schwaan, et tu peins comme Van Berghem. Ta couleur est grasse, bien fondue, harmonieuse. Il faut maintenant voyager. Remercie le ciel de t’avoir donné 1,500 florins de rente. Chacun ne possède pas cet avantage. Il faut aller voir l’Italie, le ciel pur de la belle Italie, au lieu de perdre ton temps à courir les tavernes ! Tu vivras là en société de Raphaël, de Michel-Ange, de Paul Véronèse, du Titien et de maître Léonard, le phénix des phénix ! Tu nous reviendras grandi de sept coudées, et tu feras la gloire du vieux Conrad !

— Que diable me chantez-vous là, maître Schmidt ? m’écriai-je, vraiment indigné. C’est ma tante Catherine qui vous a soufflé cela, pour m’éloigner de la taverne de Sébaldus Dick, mais il n’en sera rien ! Quand on a eu le bonheur de naître à Bergzabern, entre les superbes vignobles du Rhingau et les belles forêts du Hundsrück, est-ce qu’il faut songer aux voyages ? Dans quelle partie du monde trouve-t-on d’aussi beaux jambons qu’aux portes de Mayence, d’aussi bons pâtés que sur les rives de Strasbourg, de plus nobles vins qu’à Rüdesheim, Markobrünner, Steinberg, de plus jolies filles qu’à Pirmasens, Kaiserslautern, Anweiler, Neustadt ? Où trouve-t-on des physionomies plus dignes d’être transmises à la postérité, que dans notre bonne petite ville de Bergzabern ? Est-ce à Rome, à Naples, à Venise ? Mais tous ces pêcheurs, tous ces lazzarones, tous ces pâtres se ressemblent. On les a peints et repeints cent mille fois. Ils ont tous le nez droit, le ventre creux et les jambes maigres. Tenez, maître Conrad, sans vous flatter, avec votre petit nez rabougri, votre casquette de cuir et votre souquenille grise barbouillée de couleur, je vous trouve mille fois plus beau que l’Apollon du Belvédère.

— Tu veux te moquer de moi ! s’écria le bonhomme stupéfait.

— Non, je dis ce que je pense. Au moins, vous n’avez pas les yeux dans le front, et les jambes sèches comme une chèvre. Et puis, allez donc trouver dans vos antiques une tête plus remarquable que celle de notre vieux docteur Melchior, sa perruque jaune-clair tortillée sur le dos, le tricorne sur la nuque, et la face empourprée comme une grappe en automne ! — Est-ce que votre Hercule Farnèse, avec sa peau de lion et sa massue, vaut notre bon, notre gros, notre digne maître de taverne Sébaldus Dick, avec son grand tablier de cuir déployé sur le ventre, depuis le triple menton jusqu’aux cuisses, la face épanouie comme une rose, le nez rouge comme une framboise, les yeux bleus à fleur de tête comme une grenouille, et la lèvre humide avancée en goulot de carafe ? Regardez-le de profil, maître Conrad, quand il boit. Quelle ligne magnifique, depuis le haut du coude, le long des reins, des cuisses et des mollets ! Quelle cascade de chair ! Voilà ce que j’appelle un chef-d’œuvre de la création ! Maître Sébaldus ne tue pas des hydres, mais il avale huit bouteilles de johannisberg et deux aunes de boudin dans une soirée ; il aime mieux tenir un broc que des serpents. Est-ce une raison suffisante pour méconnaître son mérite ? — Et notre brave capucin Johannes, avec sa grande barbe fauve, ses pommettes osseuses, ses yeux gris, ses noirs sourcils joints au milieu du front comme un bouc ; quel air de grandeur, de majesté, quand il entonne d’une voix sonore le chant sublime : Buvons ! buvons ! buvons ! Comme sa main musculeuse presse le verre, comme son œil étincelle !… N’est-ce pas de la couleur, cela, de la vraie couleur, solide et franche, maître Conrad ? — Et trouvez-moi donc, dans tous vos antiques, deux plus jolies créatures que cette Roberte Weber et sa sœur Éva, les deux chanteuses de carrefour, lorsqu’elles vont de taverne en taverne, le soir, l’une sa guitare sous le bras, l’autre sa harpe pendue à l’épaule, et qu’elles traînent derrière elles leurs vieilles robes fanées, avec toute la majesté de Sémiramis. Voilà ce que je nomme des modèles, de vrais modèles ! Oui, toutes déguenillées qu’elles sont, avec leurs vieilles robes flétries, Éva et Roberte parlent à mon âme ; leurs yeux noirs, leur teint brun, leur profil sévère m’enthousiasment ; je les estime plus que toutes les Vénus de l’univers : au moins elles ne posent pas ! — Et quant à tous ces paysages arides, ces paysages à grandes lignes qu’on nous envoie d’Italie, quant à leurs golfes, à leurs ruines, le moindre coin de haie où bourdonne un hanneton, le plus petit chemin creux où grimpe une rosse étique traînant une charrette, les roues fangeuses, le fouet qui s’effile dans l’air, un rien : une mare à canards, un rayon de soleil dans un grenier, une tête de rat dans l’ombre, qui grignote et se peigne la moustache, me transportent mille fois plus que vos colonnes tronquées, vos couchers de soleil et vos effets de nuit ! Voyez-vous, maître Conrad, tout cela