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LE COMBAT D’OURS.

yeux sur les galeries en face, je vis toutes les figures pâles, d’une pâleur étrange ; quelques-unes, la bouche béante, les autres, les cheveux hérissés, écoutant, retenant leur haleine. Les joues du capucin Johannes, assis sur la balustrade, avaient des teintes verdâtres, et le gros nez cramoisi du docteur Melchior s’était décoloré pour la première fois depuis vingt-cinq ans. Les petites femmes grelottaient sans bouger de leur place, sachant que la moindre secousse pourrait entraîner la chute générale.

J’aurais voulu fuir ; il me semblait voir les vieux piliers de chêne s’enfoncer dans la terre. Était-ce une illusion de la peur ? Je l’ignore, mais au même instant la grosse poutre fit un éclat, et s’affaissa de trois pouces au moins. Alors, mes chers amis, ce fut quelque chose d’horrible : autant le silence avait été grand, autant le tumulte, les cris, les gémissements devinrent affreux. Cette masse d’êtres amoncelés dans les galeries, comme dans une hotte immense, se prirent à grimper les uns par-dessus les autres, à se cramponner aux tours, aux piliers, aux balustrades, à se frapper même, avec rage, à mordre, pour fuir plus vite. Et, dans cette épouvantable bagarre, la voix plaintive de Thérésa Becker, prise tout à coup de mal d’enfant, s’entendait comme la trompette du jugement dernier.

Oh Dieu ! rien qu’à ce souvenir, je me sens encore frissonner. Le Seigneur me préserve de revoir jamais un pareil spectacle !

Mais ce qu’il y avait de plus terrible, c’est que l’ours se trouvait précisément attaché tout près de l’escalier de la cour qui monte aux galeries.

Je me rappellerais mille ans la figure du capucin Johannes, qui s’était fait jour avec son grand bâton, et mettait le pied sur la première marche, lorsqu’il aperçut, au bas de l’escalier, Beppo accroupi sur son derrière, la chaîne tendue et l’œil réjoui, prêt à le happer au passage !

Ce qu’il fallut alors de force à maître Johannes pour se cramponner à la rampe et retenir la foule qui le poussait en avant, nul ne le sait. Je vis ses larges mains saisir les montants de l’escalier, son dos s’arc-bouter comme celui du géant Atlas, et je crois qu’il aurait lui-même, dans ce moment, porté le ciel sur ses épaules.

Au milieu de cette bagarre, et comme rien ne semblait pouvoir conjurer la catastrophe, la porte de l’étable s’ouvrit brusquement, et le terrible Horni, le magnifique taureau de maître Sébaldus, le fanon flottant comme un tablier, le mufle couvert d’écume, s’élança dans la cour.

C’était une inspiration de notre digne maître de taverne ; il sacrifiait son taureau pour sauver le public. En même temps la bonne grosse tête rouge du brave homme apparaissait à la lucarne de l’étable, criant à la foule de ne pas s’effrayer, qu’il allait ouvrir l’escalier intérieur qui descend dans la vieille synagogue, et que tout le monde pourrait sortir par la rue des Juifs.

Ce qui fut fait deux ou trois minutes plus tard, à la satisfaction générale !

Mais écoutez la fin de l’histoire.

À peine l’ours avait-il aperçu le taureau, qu’il s’était élancé vers ce nouvel adversaire d’un bond si terrible, que sa chaîne s’était cassée du coup. Le taureau, lui, à la vue de l’ours, s’accula dans l’angle de la cour, près du pigeonnier, et, la tête basse entre ses jambes trapues, il attendit l’attaque.

L’ours fit plusieurs tentatives pour se glisser contre le mur, allant de droite à gauche ; mais le taureau, le front contre terre, suivait ce mouvement avec un calme admirable.

Depuis cinq minutes, les galeries étaient vides ; le bruit de la foule, s’écoulant par la rue des Juifs, s’éloignait de plus en plus, et la manœuvre des deux adversaires semblait devoir se prolonger indéfiniment, lorsque tout à coup le taureau, perdant patience, se rua sur l’ours de tout le poids de sa masse. Celui-ci, serré de près, se réfugia dans la niche du bûcher, la tête du taureau l’y suivit et le cloua sans doute contre la muraille, car j’entendis un hurlement terrible, suivi d’un craquement d’os, et presque aussitôt un ruisseau de sang serpenta sur le pavé.

Je ne voyais que la croupe du taureau et sa queue tourbillonnante. On eût dit qu’il voulait enfoncer le mur, tant ses pieds de derrière pétrissaient les dalles avec fureur. Cette scène silencieuse au fond de l’ombre avait quelque chose d’épouvantable. Je n’en attendis pas la fin, je descendis tout doucement l’échelle de mon grenier, et je me glissai hors de la cour comme un voleur. Une fois dans la rue, je ne saurais dire avec quel bonheur je respirai le grand air ; et, traversant la foule réunie devant la porte autour du meneur d’ours, qui s’arrachait les cheveux de désespoir, je me pris à courir vers la demeure de ma tante.

J’allais tourner le coin des arcades, lorsque je fus arrêté par mon vieux maître de dessin, Conrad Schmidt.

« Hé ! Kasper, me cria-t-il, où diable cours-tu si vite ?

— Je vais dessiner la grande bataille d’ours ! lui répondis-je avec enthousiasme.