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LE COMBAT D’OURS.

« Assez ! assez ! » criait-on de toutes parts.

Quelques-uns cependant répétaient avec acharnement :

« Sus ! sus !… courage !… »

Heinrich, en ce moment, traversa la cour comme un éclair ; il vint saisir son chien par la queue, et le tirant de toutes ses forces :

« Blitz ! Blitz !… lâcheras-tu ? »

Bah ! rien n’y faisait. Le veneur réussit enfin à lui faire lâcher prise par un coup de fouet terrible, et l’entraînant aussitôt, il disparut à l’angle de la porte cochère.

Les roquets n’avaient pas attendu son départ ! pour battre en retraite, quatre ou cinq restaient sur le flanc ; les autres, effarés, écloppés, courant, boitant, cherchaient à grimper aux murs. Tout à coup l’un d’eux, le carlin de la vieille Rasimus, aperçut la fenêtre de la cuisine, et plein d’un noble enthousiasme, il enfila l’une des vitres. Tous les autres, frappés de cette idée lumineuse, passèrent par là sans hésiter. On entendit les soupières, les casseroles, toute la vaisselle tomber avec fracas, et la mère Grédel jeter des cris aigus :

« Au secours !… Au secours ! »

Ce fut le plus beau moment du spectacle : on n’en pouvait plus de rire, on se tordait les côtes.

« Ha ! ha ! ha ! la bonne farce !… »

Et de grosses larmes coulaient sur les joues pourpres des spectateurs, les ventres galopaient à perdre haleine.

Au bout d’un quart d’heure, le calme s’était rétabli. On attendait avec impatience le terrible ours des Asturies.

« L’ours des Asturies !… L’ours des Asturies !… »

Le meneur d’ours faisait signe au public de se taire, qu’il avait quelque chose à dire. Impossible ! les cris redoublaient :

« L’ours des Asturies !… L’ours des Asturies !… »

Alors cet homme prononça quelques paroles inintelligibles, détacha l’ours brun et le reconduisit dans sa bauge ; puis, avec toute sorte de précautions, il ouvrit la porte du réduit voisin, et saisit le bout d’une chaîne qui traînait à terre. Un grondement formidable se fit entendre à l’intérieur. L’homme passa rapidement la chaîne dans un anneau de la muraille et sortit en criant :

« Hé ! vous autres, lâchez les chiens ! »

Presque aussitôt un petit ours gris, court, trapu, la tête plate, les oreilles écartées de la nuque, les yeux rouges et l’air sinistre, s’élança de l’ombre, et, se sentant retenu, poussa des hurlements furieux. Évidemment cet ours avait des opinions philosophiques déplorables. Il était, en outre, surexcité au dernier point par les aboiements et le bruit du combat qu’il venait d’entendre, et son maître faisait très-bien de s’en défier.

« Lâchez les chiens ! criait le meneur en passant le nez par la lucarne de la grange, lâchez les chiens ! »

Puis il ajouta :

« Si l’on n’est pas content, ce ne sera pas de ma faute. Que les chiens sortent, et l’on va voir une belle bataille ! »

Au même instant, le dogue de Ludwig Korb, et les deux chiens-loups du vannier Fischer de Hirschland, la queue traînante, le poil long, la mâchoire allongée et l’oreille droite, s’avancèrent ensemble dans la cour.

Le dogue, calme, la tête pesante, bâilla en se détirant les jambes et fléchissant les reins. Il ne voyait pas encore l’ours, et semblait s’éveiller. Mais après avoir bâillé longuement, il se retourna, vit l’ours, et resta immobile, comme stupéfait. L’ours regardait aussi, l’oreille tendue, ses deux grosses serres crispées sur le pavé, ses petits yeux étincelants comme à l’affût.

Les deux chiens-loups se rangèrent derrière le dogue.

Le silence était tel alors, qu’on aurait entendu tomber une feuille ; un grondement sourd, grave, profond comme un bruit d’orage, donnait le frisson à la foule.

Tout à coup le dogue bondit, les deux autres le suivirent, et, durant quelques secondes, on ne vit plus qu’une masse rouler autour de la chaîne, puis des entrailles vertes et bleues, mêlées de sang, couler sur les dalles, puis, enfin, l’ours se relever, tenant le dogue sous sa serre tranchante, balancer sa lourde tête avec un soupir et bâiller à son tour, car il n’avait plus de muselière, elle s’était détachée dans le combat !

Un vague chuchotement courait autour des galeries ; on n’applaudissait plus, on avait peur ! — Le dogue râlait, les deux autres chiens en lambeaux ne donnaient plus signe de vie. Dans les écuries voisines, de longs mugissements annonçaient la terreur du bétail, des ruades ébranlaient les murs ; et pourtant l’ours ne bougeait pas, il semblait jouir de la terreur générale.

Or, comme on était ainsi, voilà qu’un faible craquement se fit entendre, puis un autre : les vieilles galeries vermoulues commençaient à fléchir sous le poids énorme de la foule !… Et ce bruit, dans le silence de l’attente, ce faible bruit avait quelque chose de si terrible, que moi-même, à l’abri dans mon grenier, je me sentis froid subitement. Aussi, promenant les