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LE COMBAT D’OURS.

de la cour, s’écria d’un ton solennel, le poing sur la hanche :

« L’onagre du désert défie tous les chiens de la ville. »

Il se fit un profond silence. Le boucher Daniel, les yeux à fleur de tête et la bouche béante, regardant de tous côtés, demanda :

« Où donc est l’onagre ?

— Le voilà !

— Ça ! mais c’est un âne ! »

Et tout le monde cria :

« C’est un âne ! C’est un âne !

— C’est un onagre !

— Eh bien, nous allons voir, » dit le boucher en riant.

Il siffla son chien, et, lui montrant l’âne :

« Foux… attrape ! »

Mais, chose bizarre, à peine l’âne eut-il vu le chien accourir, qu’il se retourna lestement et lui détacha un coup de pied haut la jambe, si juste qu’il en eut la mâchoire fracassée.

Des éclats de rire immenses s’élevèrent jusqu’au ciel, tandis que le chien se sauvait poussant des cris lamentables.

« Eh bien, cria le meneur d’ours, direz-vous encore que mon onagre est un âne ?

— Non, fit Daniel tout honteux, je vois bien maintenant que c’est un onagre.

— À la bonne heure, à la bonne heure. Que d’autres viennent encore combattre cet animal rare, nourri dans les déserts ; qu’ils approchent, l’onagre les attend ! »

Mais aucun ne se présentait ; le meneur d’ours avait beau crier de sa voix perçante :

« Voyons, Messieurs, Mesdames, est-ce qu’on a peur ?… peur de mon onagre ? C’est honteux pour les chiens du pays. Allons, courage… courage… Messieurs, Mesdames ! »

Personne ne voulait risquer son chien contre cet âne dangereux. Le tumulte recommençait.

« Les ours ! Les ours ! Qu’on fasse venir les ours ! »

Au bout d’un quart d’heure, l’homme vit bien qu’on était las de son onagre ; c’est pourquoi, l’ayant fait entrer dans la grange, il s’approcha du réduit à porcs, l’ouvrit et tira dehors, par sa chaîne, Baptiste le Savoyard, un vieil ours brun tout râpé, triste et honteux comme un ramoneur qui sort de sa cheminée. Malgré cela, les applaudissements éclatèrent, et les chiens de combat eux-mêmes, enfermés sous le porche de la taverne, sentant l’odeur des fauves, hurlèrent à la mort d’une façon vraiment tragique. Le pauvre ours fut conduit près d’un solide épieu, contre le mur de la buanderie, et se laissa tranquillement attacher, promenant sur la foule des regards mélancoliques.

« Pauvre vieux routier ! m’écriai-je en moi-même, qui t’aurait dit, il y a dix ans, lorsque tu parcourais seul, grave et terrible, les hauts glaciers de la Suisse, ou les sombres ravins de l’Underwald, et que tes hurlements faisaient trembler jusqu’aux vieux chênes de la montagne, qui t’aurait dit alors qu’un jour, triste et résigné, la gueule cerclée de fer, tu serais attaché au carcan et dévoré par de misérables chiens, pour l’amusement de Bergzabern ? Hélas ! hélas ! Sic transit gloria mundi ! »

Comme je rêvais à ces choses, tout le monde se penchant pour voir, je fis comme les autres, et je reconnus que l’action allait s’échauffer.

Les limiers du vieux Heinrich, dressés à la chasse du sanglier, venaient de s’avancer à l’autre bout de la cour. Retenus par leur maître, ces animaux écumaient de rage. C’était un grand danois à la robe blanche tachetée de noir, souple, nerveux, les mâchoires déchaussées comme un crocodile, puis un de ces grands lévriers du Tannevald, dont le jarret n’a pas été coupé selon l’ordonnance, les flancs évidés, les côtes saillantes, la tête en flèche, les reins noueux et secs comme un bambou. Ils n’aboyaient pas, ils tiraient à la longe, et le vieux Heinrich, son feutre gris à feuille de chêne renversé sur la nuque, la moustache rousse hérissée, le nez mince en lame de rasoir recourbé sur les lèvres, et ses longues jambes à guêtres de cuir arc-boutées contre les dalles, avait peine à les retenir des deux mains, en leur opposant tout le contre-poids de son corps.

« Retirez-vous ! retirez-vous ! » criait-il d’une voix vibrante. Et le meneur d’ours se dépêchait de regagner sa niche derrière le bûcher.

C’est alors qu’il fallait voir toutes ces figures inclinées sur les balustrades, pourpres, haletantes, les yeux hors de la tête !

L’ours était accroupi, ses larges pattes en l’air ; il frissonnait dans sa grosse peau rousse, et sa muselière paraissait le gêner considérablement. Tout à coup la corde fut lâchée ; les chiens ne firent qu’un bond d’une extrémité de la cour à l’autre, et leurs dents aiguës se cramponnèrent aux oreilles du pauvre Baptiste, dont les griffes passèrent autour du cou des limiers, s’imprimant dans leurs reins avec une telle force que le sang jaillit aussitôt. Mais lui-même saignait, ses oreilles se déchiraient, — les chiens tenaient ferme, — et ses yeux jaunes lançaient au ciel un regard navrant. Pas un cri, pas un soupir, les trois animaux restaient là, immobiles comme un groupe de pierre.

Moi, je sentais la sueur me couler le long du dos.