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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

lards d’un violon le tirèrent de ses profondes rêveries.

Il se trouvait alors à deux lieues du Graufthal, en face du cabaret de la Lèchefrite, où les paroissiens de Saint-Jean-des-Choux vont manger des omelettes au lard et faire danser leurs amoureuses. Il y avait justement beaucoup de monde au cabaret : les faucheurs en manches de chemises et les paysannes du voisinage en jupons courts tourbillonnaient comme le vent autour de la tonnelle ; ils levaient la jambe, frappaient du pied, faisaient des passes, des doubles passes, des triples passes, et poussaient des cris à fendre les nuages.

Coucou Peter[1], le ménétrier, le fameux Coucou Peter, fils de Yokel Peter, de Lutzelstein, fêté dans tous les bouchons, dans toutes les brasseries, dans toutes les tavernes de l’Alsace ; le bon, le jovial Coucou Peter était assis sur une tonne de bière, au milieu de la gloriette, avec sa grosse camisole de bure, garnie de boutons d’acier larges comme des écus de six livres, avec ses joues fraîches et bien nourries et son feutre surmonté d’une plume de coq ; il râclait à tour de bras une vieille valse du pays, et formait à lui seul tout l’orchestre de la Lèchefrite. Le vin, la bière, le kirschen-wasser ruisselaient sur les tables, et de vigoureux baisers, appliqués sans mystère, excitaient la joie universelle.

Malgré tous les soucis que lui donnait l’avenir du monde et de la civilisation, Frantz Mathéus ne put s’empêcher d’admirer ce joyeux spectacle ; il fit halte derrière la tonnelle, et rit de bon cœur des embrassades et des scènes amoureuses qu’il découvrait à travers la charmille. Mais tandis que le bonhomme se livrait à ces curieuses observations, tout à coup le ménétrier sauta de son tonneau, et se mit à crier d’une voix retentissante :

« Ah ! ah ! ah ! le docteur, le bon docteur Frantz ! c’est vous, monsieur le docteur ? Hé donc ! laissez-moi passer, vous autres, que je vous amène l’inventeur de la pérégrination des âmes et de la transformation des hommes en pommes de terre ! »

Il faut savoir que l’illustre philosophe avait commis l’imprudence de communiquer à Coucou Peter ses méditations psycologico-anthropo-zoologiques, et que celui-ci ne craignait pas de compromettre le système par des allusions inconvenantes.

« Ah ! docteur Mathéus, s’écria-t-il en sortant de la tonnelle, vous tombez bien ; vive la joie ! »

Et, lançant son feutre en l’air, il sauta le fossé, enjamba le treillage, et saisit Bruno par la bride.

Ce fut un hourra général, car toutes ces bonnes gens connaissaient Mathéus.

« Vous allez entrer, docteur ! prendre un verre de vin, docteur ! — Non, un verre de kirschen-wasser. — Par ici, docteur !… »

L’un le prenait au collet, l’autre par le bras, un troisième par la basque de son habit ; et l’on criait, et les femmes riaient, et le pauvre Frantz ne savait où donner de la tête.

On conduisit son cheval à l’ombre, on lui fit donner un picotin d’avoine, et deux minutes après l’illustre philosophe se trouvait assis entre Pétrus Bentz le garde-chasse, et Tobie Muller le cabaretier. Devant lui dansait Coucou Peter, tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, en jouant le fameux hopser de Lutzelstein avec un entrain vraiment incroyable.

« Prenez donc ma cruche ! criait Tobie.

— Monsieur le docteur, disait la petite Suzel, vous boirez bien dans mon verre, n’est-ce pas ? »

Et ses lèvres, se relevant par un doux sourire, laissaient voir ses petites dents blanches comme la neige.

« Oui, mon enfant, balbutiait le bonhomme, dont les yeux pétillaient de bonheur, oui, avec plaisir ! »

On lui frappait sur l’épaule :

« Monsieur le docteur, avez-vous déjeuné ?

— Non, mon ami.

— Hé ! maître Tobie, une omelette au lard pour le docteur ! »

Enfin, au bout de quelques minutes, tout le monde avait repris sa place : les jeunes filles, leurs bras dodus sur la table, les mains entrelacées dans les mains de leurs amoureux ; les vieux papas en face de leur canette, les grosses mères contre la charmille.

Coucou Peter fit entendre de nouveau le signal de la danse, et les valses recommencèrent de plus belle.

L’illustre philosophe aurait bien voulu prêcher tout de suite, mais il comprit que cette jeunesse abandonnée aux plaisirs n’était pas en état d’écouter sa parole avec tout le recueillement désirable.

Dans l’intervalle de deux galops, Coucou Peter revint pour vider son verre, et s’écria :

« Eh bien, docteur Frantz, vos jambes doivent s’engourdir ; prenez-moi donc une de ces jolies poulettes, et en avant deux ! Voyez cette petite Grédel, là-bas, comme c’est tourné, comme c’est appétissant ! Quelle taille ! quels yeux ! quels jolis pieds ! Grédel ! viens donc par ici. Est-ce que le cœur ne vous en dit pas ? »

La jeune paysanne s’était approchée en

  1. Prononcez : Pètre.