Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/139

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
55
L’HÉRITAGE DE L’ONCLE CHRISTIAN.

grand gilet écarlate de maître Christian.

« S’ils me vont, me disais-je, à quoi bon en acheter d’autres ? »

Vers quatre heures de l’après-midi, le petit village de Lauterbach m’apparut au fond de la vallée, et ce n’est pas sans attendrissement que j’arrêtai les yeux sur la grande et belle maison de Christian Hâas, ma future résidence, le centre de mes exploitations et de mes propriétés. J’en admirai la situation pittoresque sur la grande route poudreuse, l’immense toiture de bardeaux grisâtres, les hangars couvrant de leurs vastes ailes les charrettes, les charrues et les récoltes ; et, derrière, la basse-cour, puis le petit jardin, le verger, les vignes à mi-côte, les prairies dans le lointain.

Je tressaillis d’aise à ce spectacle.

Et comme je descendais la grande rue du village, voilà que les vieilles femmes, le menton en casse-noisette, les enfants, la tête nue, ébouriffée, les hommes, coiffés du gros bonnet de loutre, la pipe à chaînette d’argent aux lèvres, voilà que toutes ces bonnes gens me contemplent et me saluent :

« Bonjour, monsieur Kasper ! bonjour, monsieur Hâas ! »

Et toutes les petites fenêtres se garnissent de figures émerveillées. Je suis déjà chez moi : il me semble toujours avoir été propriétaire, notable de Lauterbach ; ma vie de maître de chapelle n’est plus qu’un rêve, mon enthousiasme pour la musique, une folie de jeunesse ! — comme les écus vous modifient les idées d’un homme !

Cependant je fais halte devant la maison de M. le tabellion Becker. C’est lui qui détient mes titres de propriété et qui doit me les remettre. J’attache mon cheval à l’anneau de la porte, je saute sur le perron ; et le vieux scribe, sa tête chauve découverte, sa maigre échine revêtue d’une longue robe de chambre verte à grands ramages, s’avance sur le seuil pour me recevoir.

« Monsieur Kasper Hâas, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

— Maître Becker, je suis votre serviteur.

— Donnez-vous la peine d’entrer, monsieur Hâas.

— Après vous, maître Becker, après vous. »

Nous traversons le vestibule, et je découvre, au fond d’une petite salle propre et bien aérée, une table confortablement servie, et, près de la table, une jeune personne fraîche, gracieuse, les joues enluminées du vermillon de la pudeur.

« Monsieur Kasper Hâas ! » dit le vénérable tabellion.

Je m’incline.

« Ma fille Lothe ! » ajoute le brave homme.

Et tandis que je sens se réveiller en moi mes vieilles inclinations d’artiste, que j’admire le petit nez rose, les lèvres purpurines, les grands yeux bleus de mademoiselle Lothe, sa taille légère, ses petites mains potelées, maître Becker m’invite à prendre place, disant qu’il m’attendait, que mon arrivée était prévue, et qu’avant d’entamer les affaires sérieuses, il était bon de se refaire un peu de la route, de se rafraîchir d’un verre de bordeaux, etc. ; toutes choses dont j’appréciai la justesse et que j’acceptai de grand cœur.

Nous prenons donc place. Nous causons de la belle nature. Je fais mes réflexions sur le vieux papa, je suppute ce qu’un tabellion peut gagner à Lauterbach.

« Mademoiselle, me ferez-vous la grâce d’accepter une aile de poulet ?

— Monsieur, vous êtes bien bon ; avec plaisir. »

Lothe baisse les yeux. Je remplis son verre, elle y trempe ses lèvres roses. Le papa est joyeux, il cause de chasse, de pêche :

« Monsieur Hâas va sans doute se mettre aux habitudes du pays ; nous avons des garennes bien peuplées, des rivières abondantes en truites. On loue les chasses de l’administration forestière. On passe ses soirées a la brasserie. Monsieur l’inspecteur des eaux et forêts est un charmant jeune homme. Monsieur le juge de paix joue supérieurement au wisht, etc. »

J’écoute… Je trouve délicieuse cette vie calme et paisible. Mademoiselle Lothe me paraît fort bien. Elle cause peu, mais son sourire est si bon, si naïf, qu’elle doit être aimante !

Enfin arrive le café… le kirsch-wasser… Mademoiselle Lothe se retire et le vieux scribe passe insensiblement de la fantaisie aux affaires sérieuses. Il me parle des propriétés de mon oncle, et je prête une oreille attentive : pas de testament, pas un legs, pas d’hypothèque : tout est clair, net, régulier. « Heureux Kasper ! me dis-je, heureux Kasper ! »

Alors nous entrons dans le cabinet du tabellion pour la remise des titres. Cet air renfermé de bureau, ces grandes lignes de cartons, ces dossiers, tout cela dissipe les vaines rêveries de la fantaisie amoureuse. Je m’assieds dans un grand fauteuil, et maître Becker, l’air pensif, chausse ses lunettes de corne sur son long nez aquilin.

« Voici le titre de vos prairies de l’Eichmatt : vous avez là, monsieur Hâas, cent arpents de bonnes terres, les meilleures, les mieux irriguées de la commune ; on y fait deux et même trois fauchées par an : c’est un revenu de