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HUGUES-LE-LOUP

Le petit bossu, bien loin de se fâcher d’un tel compliment, regarda le piqueur avec attendrissement et dit :

« Et toi, Sperver, tu es un de ces vieux réiters dont je vous ai raconté l’histoire !… Oui, tu as le bras, la moustache et le cœur d’un vieux reiter ! Si cette fenêtre s’ouvrait et que l’un d’eux, allongeant le bras du milieu des ombres, te tendit la main, que dirais-tu ?

— Je lui serrerais la main et je lui dirais :

« Camarade, viens t’asseoir avec nous. Le vin est aussi bon et les filles aussi jolies que du temps de Hugues. Regarde ! »

Et Sperver montrait la brillante jeunesse qui riait autour de la table.

Elles étaient bien jolies, les filles du Nideck : les unes rougissaient de joie, d’autres levaient lentement, leurs cils blonds voilant un regard d’azur, et je m’étonnais de n’avoir pas encore remarqué ces roses blanches, épanouies sur les tourelles du vieux manoir.

« Silence !… s’écria Sperver pour la seconde fois. Notre ami Knapwurst va nous répéter la légende qu’il nous racontait tout à l’heure.

— Pourquoi pas une autre ? dit le bossu.

— Celle-là me plaît !

— J’en sais de plus belles.

— Knapwurst ! fit le piqueur en levant le doigt d’un air grave, j’ai des raisons pour entendre la même ; fais-la courte si tu veux. Elle dit bien des choses. Et toi, Fritz, écoute ! »

Le nain, à moitié gris, posa ses deux coudes sur la table, et les joues relevées sur les poings, les yeux à fleur de tête, il s’écria d’une voix perçante :


« Eh bien donc ! Bernard Hertzog rapporte que le burgrave Hugues, surnommé le Loup, étant devenu vieux, se couvrit du chaperon : c’était un bonnet de mailles, qui emboîtait tout le haume quand le chevalier combattait. Quand il voulait prendre l’air, il ôtait son casque, et se couvrait du bonnet. Alors les lambrequins retombaient sur ses épaules.

« Jusqu’à quatre-vingt-deux ans, Hugues n’avait pas quitté son armure, mais, à cet âge, il respirait avec peine.

« Il fit venir Otto de Burlach, son chapelain, Hugues, son fils aîné, son second fils Barthold, et sa fille, Berthe-la-Rousse, femme d’un chef saxon nommé Blouderic, et leur dit :

« Votre mère la Louve m’a prêté sa griffe… son sang s’est mêlé au mien… Il va renaître par vous de siècle en siècle, et pleurer dans les neiges du Schwartz-Wald ! Les uns diront : c’est la bise qui pleure ! Les autres : c’est la chouette !… Mais ce sera votre sang, le mien, le sang de la Louve, qui m’a fait étrangler Edwige, ma première femme devant Dieu et la sainte Église… Oui… elle est morte par mes mains… Que la Louve soit maudite ! car il est écrit : « Je poursuivrai le crime du père dans ses descendants, jusqu’a ce que justice soit faite !  » —

« Et le vieux Hugues mourut.

« Or, depuis ce temps-là, la bise pleure, la chouette crie, et les voyageurs errant la nuit ne savent pas que c’est le sang de la Louve qui pleure… lequel renaît, dit Hertzog, et renaîtra de siècle en siècle, jusqu’au jour où la première femme de Hugues, Edwige-la-Blonde, apparaîtra sous la forme d’un ange au Nideck, pour consoler et pardonner ! … »

Sperver, se levant alors, détacha l’une des lampes de la torchère, et demanda les clefs de la bibliothèque à Knapwurst stupéfait.

Il me fit signe de le suivre.

Nous traversâmes rapidement la grande galerie sombre, puis la salle d’armes, et bientôt la salle des archives apparut au bout de l’immense corridor.

Tous les bruits avaient cessé, on eût dit un château désert.

Parfois je tournais la tête, et je voyais alors nos deux ombres, se prolongeant à l’infini, glisser comme des fantômes sur les hautes tentures, et se tordre en contorsions bizarres.

J’étais ému, j’avais peur !

Sperver ouvrit brusquement la vieille porte de chêne, et, la torche haute, les cheveux ébouriffés, la face pâle, il entra le premier. Arrivé devant le portrait d’Edwige, dont la ressemblance avec la jeune comtesse m’avait frappé lors de notre première visite à la bibliothèque, il s’arrêta et me dit d’un air solennel :

« Voici celle qui doit revenir pour consoler et pardonner !… Eh bien ! elle est revenue !… Dans ce moment, elle est en bas, près du vieux. Regarde, Fritz, la reconnais-tu ?… c’est Odile !… »

Puis, se tournant vers le portrait de la seconde femme de Hugues :

« Quant à celle-là, reprit-il, c’est Huldine-la-Louve. Pendant mille ans, elle a pleuré dans les gorges du Schwartz-Wald, et c’est elle qui est cause de la mort de mon pauvre Lieverlé ; mais désormais les comtes du Nideck peuvent dormir tranquilles, car justice est faite, et le bon ange de la famille est de retour ! »


Voici celle qui doit revenir pour consoler et pardonner… (Page 53.)


FIN DE HUGUES-LE-LOUP.