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HUGUES-LE-LOUP

Le jeune homme tira son couteau de chasse. Alors, moi, voyant ceia, je voulus m’élancer entre eux. Malheureusement, le chien que je tenais en laisse m’échappa d’une secousse et m’étendit à terre. Je crus le baron perdu ; mais, au même instant, un cri sauvage partit du fond de la caverne, et, comme je me relevais, j’aperçus la vieille debout devant la flamme, les vêtements en lambeaux, la tête rejetée en arrière, les cheveux flottants sur les épaules ; elle levait au ciel ses longs bras maigres et poussait des hurlements lugubres, comme la plainte du loup par les froides nuits d’hiver, quand la faim lui tord les entrailles.

Je n’ai rien vu de ma vie d’aussi épouvantable. Sperver, immobile, l’œil fixe, la bouche entr’ouverte, semblait pétrifié. Le chien lui-même, à cette apparition inattendue, s’était arrêté quelques secondes ; mais courbant tout à coup son échine hérissée de colère, il reprit sa course avec un grondement d’impatience qui me fît frémir. La plate-forme de la caverne se trouvait à huit ou dix pieds du sol, sans cela il l’eût atteinte du premier bond. Je l’entends encore franchir les broussailles couvertes de givre, je vois le baron se jeter devant la vieille, en criant d’une voix déchirante :

« Ma mère !… »

Puis le chien reprendre un dernier élan, et Sperver, rapide comme l’éclair, le mettre en joue et le foudroyer aux pieds du jeune homme.

Cela s’était passé dans une seconde. Le gouffre s’était illuminé, et les échos lointains se renvoyaient l’explosion dans leurs profondeurs infinies. Le silence parut ensuite grandir, comme les ténèbres après l’éclair.

Quand la fumée de la poudre se fût dissipée, j’aperçus Lieverlé gisant à la base du roc, et la vieille évanouie dans les bras du jeune homme. Sperver, pâle, regardant le baron d’un œil sombre, laissait tomber la crosse de sa carabine à terre, la face contractée et les yeux à demi fermés d’indignation.

« Seigneur de Blouderic, dit-il, la main étendue vers la caverne, je viens de tuer mon meilleur ami, pour sauver cette femme… votre mère !… Rendez grâces au ciel que sa destinée soit liée à celle du comte… Emmenez-la !… Emmenez-la !… et qu’elle ne revienne plus… car je ne répondrais pas du vieux Sperver !… »

Puis, jetant un coup d’œil sur le chien :

« Mon pauvre Lieverlé !… s’écria-t-il d’une voix déchirante. Ah ! voilà donc ce qui m’attendait ici… Viens, Fritz… partons… sauvons-nous… Je serais capable de faire un malheur !… »

Et saisissant Fox par la crinière, il voulut se mettre en selle, mais tout à coup le cœur lui creva, et laissant tomber sa tête sur l’épaule de son cheval, il se prit à sangloter comme un enfant.


XIII


Sperver venait de partir, emportant Lieverlé dans son manteau. J’avais refusé de le suivre ; mon devoir, à moi, me retenait près de la vieille, je ne pouvais abandonner cette malheureuse sans manquer à ma conscience.

D’ailleurs, il faut bien le dire, j’étais curieux de voir de près cet être bizarre ; aussi le piqueur avait à peine disparu dans les ténèbres du défilé, que je gravissais déjà le sentier de la caverne.

Là m’attendait un spectacle étrange.

Sur un grand manteau de fourrure blanche était étendue la vieille dans sa longue robe pourpre, les mains crispées sur sa poitrine, une flèche d’or dans ses cheveux gris.

Je vivrais mille ans que l’image de cette femme ne s’effacerait pas de mon esprit ; cette tête de vautour agitée par les derniers tressaillements de la vie, l’œil fixe et la bouche entr’ouverte, était formidable à voir. Telle devait être à sa dernière heure la terrible reine Frédégonde.

Le baron, à genoux près d’elle, essayait de la ranimer ; mais au premier coup d’œil, je vis que la malheureuse était perdue, et ce n’est pas sans un sentiment de pitié profonde, que je me baissai pour lui prendre le bras.

« Ne touchez pas à madame, s’écria le jeune homme d’un accent irrité ; je vous le défends !

— Je suis médecin, Monseigneur. »

Il m’observa quelques secondes en silence, puis se relevant :

« Pardonnez-moi, Monsieur, dit-il à voix basse, pardonnez-moi ! »

Il était devenu tout pâle, ses lèvres tremblaient.

Au bout d’un instant il reprit :

« Que pensez-vous ?

— C’est fini… Elle est morte ! »

Alors, sans répondre un mot, il s’assit sur une large pierre, le front dans sa main, le coude sur le genou, l’œil fixe, comme anéanti.

Moi je m’accroupis près du feu, regardant la flamme grimper à la voûte de la caverne et projeter des lueurs de cuivre rouge sur la face rigide de la vieille.

Nous étions là depuis une heure, immobiles comme deux statues, quand, relevant tout à coup la tête, le baron me dit :