Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/123

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
39
HUGUES-LE-LOUP

revint beaucoup plus mal, et succomba quelques semaines après leur retour. Le comte faillit en mourir. Pendant deux ans il s’enferma, ne voulant voir personne. Sa meute, ses chevaux, il laissait tout dépérir. Le temps a fini par calmer sa douleur. Mais il y a toujours quelque chose qui reste là, — fit le bossu, en appuyant le doigt sur son cœur avec émotion, — vous comprenez… quelque chose qui saigne ! Les vieilles blessures font mal, aux changements de temps, et les vieilles douleurs aussi, vers le printemps, quand l’herbe croit sur les tombes, et en automne quand les feuilles des arbres couvrent la terre. Du reste, le comte n’a pas voulu se remarier ; il a reporté toute son affection sur sa fille.

— Ainsi ce mariage a toujours été heureux ?

— Heureux ! Il était une bénédiction pour tout le monde. »

Je me tus. Le comte n’avait pas commis, il n’avait pu commettre un crime. Il fallait me rendre à l’évidence. Mais alors cette scène nocturne, ces relations avec la Peste-Noire, ce simulacre épouvantable, ce remords dans le rêve entraînant les coupables à trahir leur passé, qu’était-ce donc ?

Je m’y perdais !

Knapwurst ralluma sa pipe, et m’en offrit une que j’acceptai.

Alors le froid glacial qui m’avait saisi était dissipé ; je me sentais dans cette douce quiétude qui suit les grandes fatigues, lorsque, étendu dans un bon fauteuil, au coin du feu, enveloppé d’un nuage de fumée, on s’abandonne au plaisir du repos, et qu’on écoute le duo du grillon et de la bûche qui siffle dans la flamme.

Nous restâmes bien un quart d’heure ainsi.

« Le comte de Nideck s’emporte quelquefois contre sa fille ? » me hasardai-je à dire.

Knapwurst tressaillit, et, me fixant d’un regard louche, presque hostile :

« Je sais, je sais ! »

Je l’observais du coin de l’œil, pensant apprendre quelque chose de nouveau, mais il ajouta d’un air ironique :

« Les tours du Nideck sont trop hautes, et la calomnie a le vol trop bas, pour qu’elle puisse jamais y monter.

— Sans doute, mais le fait est positif.

— Oui, que voulez-vous ? c’est une lubie, un effet de son mal. Une fois les crises passées, toute son affection pour mademoiselle Odile reparaît. C’est curieux, Monsieur, un amant de vingt ans ne serait pas plus enjoué, plus affectueux. Cette jeune fille fait sa joie, son orgueil. Figurez-vous que je l’ai vu dix fois monter à cheval pour lui chercher une parure, des fleurs, que sais-je ? Il partait seul et rapportait ces choses comme en triomphe, sonnant du cor. Il n’aurait voulu en confier la commission à personne, pas même à Sperver, qu’il aime tant ! Aussi mademoiselle Odile n’ose exprimer un désir devant lui, de peur de ces folies. Enfin, que puis-je vous dire ?… Le comte de Nideck est le plus digne homme, le plus tendre père et le meilleur maître qu’on puisse souhaiter. Les braconniers qui ravagent ses forêts, l’ancien comte Ludwig les aurait fait pendre sans miséricorde ; lui, il les tolère, il en fait même des gardes-chasse. Voyez Sperver : eh bien ! si le comte Ludwig vivait encore, les os de Sperver seraient en train de jouer des castagnettes au bout d’une corde, tandis qu’il est premier piqueur au château ! »

Décidément, c’était à confondre toutes mes suppositions. Je me pris le front entre les mains et je rêvai longtemps.

Knapwurst, supposant que je dormais, s’était remis à sa lecture.

Le jour grisâtre pénétrait dans la cas sine. La lampe pâlissait. On entendait de vagues rumeurs dans le château.

Tout à coup des pas retentirent au dehors. Je vis passer quelqu’un devant les fenêtres. La porte s’ouvrit brusquement, et Gédéon parut sur le seuil.


XI


La pâleur de Sperver et l’éclat de son regard annonçaient de nouveaux événements ; cependant il était calme et ne parut pas étonné de ma présence chez Knapwurst.

« Fritz, me dit-il d’un ton bref, je viens te chercher. »

Je me levai sans répondre et je le suivis.

À peine étions-nous sortis de la cassine, qu’il me prit par le bras, et m’entraîna vivement vers le château.

« Mademoiselle Odile veut te parler, fit-il en se penchant à mon oreille.

— Mademoiselle Odile !… serait-elle malade ?

— Non, elle est tout à fait remise ; mais il se passe quelque chose d’extraordinaire. Figure-toi que ce matin, vers une heure, voyant le comte près de rendre l’âme, je vais pour éveiller la comtesse ; au moment de sonner, le cœur me manque : « Pourquoi l’attrister ? me dis-je, elle n’apprendra le malheur que trop tôt ; et puis l’éveiller au milieu de la nuit, si faible et déjà toute brisée par tant de secousses, ça suffirait pour la tuer du coup ! » Je reste là dix