éperons qui laissaient une petite raie derrière, — la botte, au lieu d’être ronde par le bout, était carrée ; la semelle, mince et sans clous, pliait à chaque pas. La marche, rapide et courte, ne pouvait être que celle d’un homme de vingt à vingt-cinq ans. Je remarquai les coutures de la tige d’un coup d’œil ; je n’en ai jamais vu d’aussi bien faites.
— Qui cela peut-il être ? »
Sébalt haussa les épaules, écarta les mains et se tut.
« Qui peut avoir intérêt à suivre la vieille ? demandai-je en m’adressant à Sperver.
— Eh ! fit-il d’un air désespéré, le diable seul pourrait le dire. »
Nous restâmes quelques instants méditatifs.
« Je reprends la piste, poursuivit enfin Sébalt ; elle remonte de l’autre côté, dans l’escarpement des sapins, puis elle fait un crochet autour de la Roche-Fendue. Je me disais en moi-même : « Oh ! vieille peste, s’il y avait beaucoup de gibier de ton espèce, le métier de chasseur ne serait pas tenable : il vaudrait mieux travailler comme un nègre ! » Nous arrivons, les deux pistes et moi, tout au haut du Schnéeberg. Dans cet endroit, le vent avait soufflé, la neige me montait jusqu’aux cuisses : c’est égal, il faut que je passe ! J’arrive sur les bords du torrent de la Steinbach. Plus de traces de la Peste ! Je m’arrête, et je vois qu’après avoir piétiné à droite et à gauche, les bottes du monsieur ont fini par s’en aller dans la direction de Tiefenbach : mauvais signe. Je regarde de l’autre côté du torrent : rien ! La vieille coquine avait remonté ou descendu la rivière, en marchant dans l’eau pour ne pas laisser de piste. Où aller ? À droite, ou à gauche ? — Ma foi ! dans l’incertitude, je suis revenu au Nideck.
— Tu as oublié de parler de son déjeuner, dit Sperver.
— Ah ! c’est vrai, Monsieur. Au pied de la Roche-Fendue, je vis qu’elle avait allumé du feu… la place était toute noire. Je posai la main dessus, pensant qu’elle serait encore chaude, ce qui m’aurait prouvé que la Peste n’avait pas fait beaucoup de chemin, mais elle était froide comme glace. Je remarquai tout près de là un collet tendu dans les broussailles…
— Un collet ?…
— Oui, il paraît que la vieille sait tendre des pièges. Un lièvre s’y était pris ; sa place restait encore empreinte dans la neige, étendue tout au long. La sorcière avait allumé du feu pour le faire cuire : elle s’était régalée !
— Et dire, s’écria Sperver furieux en frappant du poing sur la table, dire que cette vieille scélérate mange de la viande, tandis que, dans nos villages, tant d’honnêtes gens se nourrissent de pommes de terre ! Voilà ce qui me révolte, Fritz… Ah ! si je la tenais !… »
Mais il n’eut pas le temps d’exprimer sa pensée ; il pâlit, et, tous trois, nous restâmes immobiles, nous regardant l’un l’autre, bouche béante.
Un cri, — ce cri lugubre du loup par les froides journées d’hiver… ce cri qu’il faut avoir entendu pour comprendre tout ce que la plainte des fauves a de navrant et de sinistre, — ce cri retentissait près de nous ! Il montait la spirale de notre escalier, comme si la bête eût été sur le seuil de la tour !
On a souvent parlé du rugissement du lion grondant le soir dans l’immensité du désert ; mais si l’Afrique, brûlante, calcinée, rocailleuse, a sa grande voix tremblotante comme le roulement lointain de la foudre, les vastes plaines neigeuses du Nord ont aussi leur voix étrange, conforme à ce morne tableau de l’hiver, où tout sommeille, où pas une feuille ne murmure ; et cette voix, c’est le hurlement du loup !
À peine ce cri lugubre s’était-il fait entendre, qu’une autre voix formidable, celle de soixante chiens, y répondait dans les remparts du Nideck. Toute la meute se déchaînait à la fois : les aboiements lourds des limiers, les glapissements rapides des spitz, les jappements criards des épagneuls, la voix mélancolique des bassets qui pleurent, tout se confondait avec le cliquetis des chaînes, les secousses des chenils ébranlés par la rage ; et, par-dessus tout cela, le hurlement continu, monotone, du loup, dominait toujours : c’était le chant de ce concert infernal !
Sperver bondit de sa place, courut sur la plate-forme, et plongeant son regard au pied de la tour :
« Est-ce qu’un loup serait tombé dans les fossés ? » dit-il.
Mais le hurlement partait de l’intérieur.
Alors, se tournant de notre côté :
« Fritz !… Sébalt !…s’écria-t-il, arrivez !… »
Nous descendîmes les marches quatre à quatre et nous entrâmes dans la salle d’armes. Là, nous n’entendions plus que le loup pleurant sous les voûtes sonores ; les cris lointains de la meute devenaient haletants, les chiens s’enrouaient de rage, leurs chaînes s’entrelaçaient, ils s’étranglaient peut-être.
Sperver tira son couteau de chasse, Sébalt en fit autant ; ils me précédèrent dans la galerie.
Les hurlements nous guidaient vers la chambre du malade. Sperver, alors, ne disait