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HUGUES-LE-LOUP.

engagés, que la simple pudeur semble nous faire un devoir de nous dérober à de telles confidences. Je souffrais, j’aurais voulu fuir ; les circonstances ne le permettaient pas.

« Mon père, dit Odile comme pour éluder les instances du malade, vous guérirez ; le ciel ne voudrait pas vous enlever à notre affection. Si vous saviez avec quelle ferveur je le prie !

— Tu ne me réponds pas, dit le comte d’un ton sec. Que peux-tu donc objecter à mon dessein ? n’est-il pas juste, naturel ? Dois-je donc être privé des consolations accordées aux plus misérables ? ai-je froissé tes sentiments ? ai-je agi de violence ou de ruse ?

— Non, mon père.

— Alors, pourquoi te refuser à mes prières ?…

— Ma résolution est prise… c’est à Dieu que je me dévoue ! »

Tant de fermeté dans un être si faible me fit passer un frisson par tout le corps. Elle était là, comme la Madone sculptée dans la tour de Hugues, frêle, calme, impassible.

Les yeux du comte prirent un éclat fébrile. Je faisais signe à la jeune comtesse de lui donner au moins une espérance, pour calmer son agitation croissante ; elle ne parut pas m’apercevoir.

« Ainsi, reprit-il d’une voix étranglée par l’émotion, tu verrais périr ton père : il te suffirait d’un mot pour lui rendre la vie, et ce mot, tu ne le prononcerais pas ?

— La vie n’appartient pas à l’homme, elle est à Dieu, dit Odile ; un mot de moi n’y peut rien.

— Ce sont de belles maximes pieuses, fit le comte avec amertume, pour se dispenser de tout devoir. Mais Dieu, dont tu parles sans cesse, ne dit-il pas : « Honore ton père et ta mère ! »

— Je vous honore, mon père, reprit-elle avec douceur, mais mon devoir n’est pas de me marier. »

J’entendis grincer les dents du comte. Il resta calme en apparence, puis il se retourna brusquement.

« Va-t’en, fit-il, ta vue me fait mal !… »

Et s’adressant à moi, tout pâle de cette scène :

« Docteur, s’écria-t-il avec un sourire sauvage, n’auriez-vous pas un poison violent ?… un de ces poisons qui foudroient comme l’éclair ?… Oh ! ce serait bien humain de m’en donner un peu… Si vous saviez ce que je souffre !… »

Tous ses traits se décomposèrent, il devint livide.

Odile s’était levée et s’approchait de la porte.

« Reste ! hurla le comte, je veux te maudire !… »

Jusqu’alors je m’étais tenu dans la réserve, n’osant intervenir entre le père et la fille ; je ne pouvais faire davantage.

« Monseigneur, m’écriai-je, au nom de votre santé, au nom de la justice, calmez-vous, votre vie en dépend !

— Eh ! que m’importe la vie ? que m’importe l’avenir ? Ah ! que n’ai-je un couteau pour en finir ! Donnez-moi la mort ! »

Son émotion croissait de minute en minute. Je voyais le moment où, ne se possédant plus de colère, il allait s’élancer pour anéantir son enfant. Celle-ci, calme, pâle, se mit à genoux sur le seuil. La porte était ouverte, et j’aperçus, derrière la jeune fille, Sperver, les joues contractées, l’air égaré. Il s’approcha sur la pointe des pieds, et s’inclinant vers Odile :

« Oh ! Mademoiselle, dit-il, Mademoiselle… le comte est un si brave homme ! Si vous disiez seulement : « Peut-être… nous verrons… plus tard !… »

Elle ne répondit pas et conserva son attitude.

En ce moment, je fis prendre au seigneur du Nideck quelques gouttes d’opium ; il s’affaissa, exhalant un long soupir, et bientôt un sommeil lourd, profond, régla sa respiration haletante.

Odile se leva, et sa vieille gouvernante, qui n’avait pas dit un mot, sortit avec elle. Sperver et moi nous les regardâmes s’éloigner lentement. Une sorte de grandeur calme se trahissait dans la démarche de la comtesse : on eût dit l’image vivante du devoir accompli.

Lorsqu’elle eut disparu dans les profondeurs du corridor, Gédéon se tourna vers moi :

« Eh bien ! Fritz, me dit-il d’un air grave, que penses-tu de cela ? »

Je courbai la tête sans répondre : la fermeté de cette jeune fille m’épouvantait.


VI


Sperver était indigné.

« Voilà ce qu’on appelle le bonheur des grands ! s’écria-t-il en sortant de la chambre du comte. Soyez donc seigneur du Nideck, ayez des châteaux, des forêts, des étangs, les plus beaux domaines du Schwartz-Wald, pour qu’une jeune fille vienne vous dire de sa petite voix douce : « Tu veux ? Eh bien ! moi, je ne veux pas ! Tu me pries ? Et moi je réponds : C’est impossible ! » Oh ! Dieu !… quelle misère !… Ne vaudrait-il pas cent fois mieux être