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HISTOIRE D’UN CONSCRIT DE 1813.

serrait le fusil avec sa manche, pour n’avoir pas les doigts gelés contre le fer, deux glaçons pendaient à ses moustaches. Personne n’était sur le pont, ni devant l’octroi. Un peu plus loin, hors de l’avancée, je vis trois voitures au milieu de la route, avec leurs grandes bâches serrées comme des bourriches, elles étincelaient de givre ; on les avait dételées et abandonnées. Tout semblait mort au loin, tous les êtres se cachaient, se blottissaient dans quelque trou ; on n’entendait que la glace crier sous vos pieds.

En courant à côté du cimetière, dont les croix et les tombes reluisaient au milieu de la neige, je me dis en moi-même : « Ceux qui dorment là n’ont plus froid ! » Je serrais le manteau contre ma poitrine et je cachais mon nez dans la fourrure, remerciant M. Goulden de la bonne idée qu’il avait eue. J’enfonçais aussi mes mains dans les moufles jusqu’aux coudes, et je galopais dans cette grande tranchée à perte de vue, que les soldats avaient faite depuis la ville jusqu’aux Quatre-Vents. C’étaient des murs de glace ; en quelques endroits balayés par la bise, on voyait le ravin du fond de Fiquet, la forêt du bois de chênes et la montagne bleuâtre, comme rapprochés de vous à cause de la clarté de l’air. On n’entendait plus aboyer les chiens de ferme, il faisait aussi trop froid pour eux.

Malgré tout, la pensée de Catherine me réchauffait le cœur, et bientôt je découvris les premières maisons des Quatre-Vents. Les cheminées et les toits de chaume, à droite et à gauche de la route, dépassaient à peine les montagnes de neige, et les gens, tout le long des murs, jusqu’au bout du village, avaient fait une tranchée pour aller les uns chez les autres. Mais ce jour-là, chaque famille se tenait autour de son âtre, et l’on voyait les petites vitres rondes comme piquées d’un point rouge, à cause du grand feu de l’intérieur. Devant chaque porte se trouvait une botte de paille, pour empêcher le froid de passer dessous.

À la cinquième porte à droite, je m’arrêtai pour ôter mes moufles, puis j’ouvris et je refermai bien vite ; c’était la maison de ma tante Grédel Bauer, la veuve de Mathias Bauer et la mère de Catherine.

Comme j’entrais grelottant et que la tante Grédel, assise devant l’âtre, tournait sa tête grise, tout étonnée à cause de mon grand collet de renard, Catherine, habillée en dimanche, avec une belle jupe de rayage, le mouchoir à longues franges en croix autour du sein, le cordon du tablier rouge serré à sa taille très-mince, un joli bonnet de soie bleue à bandes de velours noir renfermant sa figure rose et blonde, les yeux doux et le nez un peu relevé, Catherine s’écria : « C’est Joseph ! » Et sans regarder deux fois elle accourut m’embrasser en disant :

« Je savais bien que le froid ne t’empêcherait pas de venir. »

J’étais tellement heureux que je ne pouvais parler ! J’ôtai mon manteau que je pondis au mur avec les moufles ; j’ôtai pareillement les gros souliers de M. Goulden, et je sentis que j’étais tout pâle de bonheur.

J’aurais voulu trouver quelque chose d’agréable, mais comme cela ne venait pas, tout à coup je dis :

« Tiens, Catherine, voici quelque chose pour ta fête ; mais d’abord il faut que tu m’embrasses encore une fois avant d’ouvrir la boite. »

Elle me tendit ses bonnes joues roses et puis s’approcha de la table ; la tante Grédel vint aussi voir. Catherine délia le cordon et ouvrit. Moi j’étais derrière, et mon cœur sautait, sautait ; j’avais peur en ce moment que la montre ne fût pas assez belle. Mais au bout d’un instant, Catherine, joignant les mains, soupira tout bas :

« Oh ! mon Dieu ! que c’est beau !… C’est une montre.

— Oui, dit la tante Grédel, ça, c’est tout à fait beau ; je n’ai jamais vu de montre aussi belle… On dirait de l’argent.

— Mais c’est de l’argent, » fît Catherine en se retournant et me regardant pour savoir. Alors je dis :

« Est-ce que vous croyez, tante Grédel, que je serais capable de donner une montre en cuivre argenté à celle que j’aime plus que ma propre vie ? Si j’en étais capable, je me mépriserais comme la boue de mes souliers. »

Catherine, entendant cela, me mit ses deux bras autour du cou, et, comme nous étions ainsi, je pensai : « Voilà le plus beau jour de ma vie ! »

Je ne pouvais plus la lâcher ; la tante Grédel demandait :

« Qu’est-ce qu’il y a donc de peint sur le verre ? »

Mais je n’avais plus la force de répondre, et seulement à la fin, nous étant assis l’un à côté de l’autre, je pris la montre et je dis :

« Cette peinture, tante Grédel, représente deux amoureux qui s’aiment plus qu’on ne peut dire : Joseph Bertha et Catherine Bauer ; Joseph offre un bouquet de roses à son amoureuse, qui étend la main pour le prendre. »

Quand la tante Grédel eut bien vu la montre, elle dit :

« Viens que je t’embrasse aussi, Joseph ; je vois bien qu’il t’a fallu beaucoup économiser et travailler pour cette montre, et je pense que