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Histoire d’un paysan.

« Voilà, me dit-elle ; ici tu mettras les pommes et les poires du verger. Nous n’en avons pas beaucoup ; raison de plus pour les conserver. Tu m’entends ?

— Oui, Marguerite, » lui répondis-je, en la regardant attendri.

Ensuite nous descendîmes l’escalier. Elle me montra la chambre en bas, où couchait son père, leur petite cave et la cuisine ouvrant sur le verger ; et puis elle me recommanda ses rosiers, disant que c’était le principal article, et qu’elle m’en voudrait beaucoup si je ne les soignais pas bien. Je pensais : « Ils seront bien soignés, mais à quoi cela servira-t-il, puisque tu pars ? » Et pourtant je sentais dans mon cœur comme une bonne espérance qui revient doucement ; mes yeux étaient troubles, et de me voir là, seul, à causer avec elle, je m’écriais en moi-même :

« Mon Dieu, mon Dieu, est-ce possible que tout soit fini ? »

Comme nous rentrions dans la chambre en bas, Marguerite me montra les livres de son père, rangés en bon ordre sur leurs rayons, entre les deux petites fenêtres, et me dit :

« Pendant que nous serons là-bas, tu viendras ici souvent chercher des livres, Michel, et lu t’instruiras ; sans instruction on n’est rien. »

Elle me parlait, et je ne répondais pas, étant touché de voir qu’elle pensait à mon instruction, une des choses que je regardais aussi comme parmi les premières. Je me disais :

« Elle m’aime pourtant ?… Oui, elle m’aime !… Oh ! que nous aurions été heureux ! »

Après avoir posé la lampe sur la table, elle me donna la clef de leur maison, en me recommandant d’ouvrir de temps en temps, à cause de l’humidité.

« Quand nous reviendrons, j’espère, Michel, que tout sera bien en ordre, » me dit-elle au moment de sortir.

Et moi, l’entendant dire qu’ils reviendraient, je m’écriai :

« Vous reviendrez donc, Marguerite ; vous ne partez pas pour toujours ? »

Ma voix tremblait, j’étais bouleversé.

« Comment, si nous reviendrons ? dit-elle en me regardant tout étonnée ; mais que veux-tu donc que nous fassions, grosse bête ? Est-ce que tu crois que nous allons faire fortune là-bas ? »

Elle riait :

« Mais oui, nous reviendrons, et plus pauvres que nous ne partons, va ! Nous reviendrons faire notre commerce, quand les droits du peuple seront votés. Nous reviendrons peut-être cette année, ou l’année prochaine au plus tard.

— Ah ! lui dis-je, je croyais que tu ne reviendrais pas ! »

Et, sans pouvoir me retenir, je me mis à sangloter, mais à sangloter comme un enfant. Je m’étais assis sur la malle, la tête penchée entre les genoux, remerciant Dieu et pourtant. honteux d’avoir parlé. Marguerite ne disait rien. Cela dura plusieurs minutes, car je ne pouvais m’arrêter. Tout à coup je sentis sa main me toucher l’épaule. Je me levai. Elle était pâle, et ses beaux yeux noirs brillaient.

« Travaille bien, Michel, me dit-elle avec douceur, en me montrant de nouveau la petite bibliothèque, mon père t’aimera ! »

Puis elle prit la lampe et sortit. Je chargeai la malle sur mon épaule comme une plume, et je la suivis dans l’allée. J’aurais bien voulu parler, mais je ne savais quoi dire.

Une fois dehors, je refermai la porte et je mis la clef dans ma poche. La lune brillait au milieu des étoiles. Alors je criai, relevant la tête :

« Ah ! la belle nuit, Marguerite ! Je remercie Dieu de te donner une si belle nuit pour partir. Il va faire bon voyager. »

J’étais redevenu content ; elle paraissait plus grave, et me dit en entrant :

« N’oublie rien de ce que tu m’as promis ! »

Le courrier devait passer vers dix heures, il restait juste le temps de se mettre en route. Toute la maison embrassa Marguerite, excepté maître Jean et moi, qui devions la reconduire en ville ; et, quelques instants après, nous partîmes par ce beau clair de lune. La mère Catherine et Nicole, sur la porte, criaient :

« Bon voyage, Marguerite !… Revenez bientôt… »

Elle répondait :

« Oui !… Et que nous vous retrouvions tous en bonne santé ! »

J’avais repris la malle, et nous suivions le grand chemin bordé de peupliers, qui mène aux glacis. Marguerite marchait près de moi. Deux ou trois fois elle me dit :

« La malle est lourde, n’est-ce pas, Michel ? »

Et je lui répondais :

« Non… Ce n’est rien, Marguerite ! »

Il fallait se dépêcher ; nous pressions le pas. Arrivés au pied du glacis, maître Jean s’écria ;

« Nous y serons bientôt ! »

La demie sonnait pour dix heures ; quelques minutes après, nous passions la porte de France. Au bout-de la rue où demeure aujourd’hui Lutz, s’arrêtait la patache. Nous courions presque ; et, au quart de la rue, nous entendions