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Histoire d’un paysan.

M. le garde-marteau un tel qui salue… Regarde sa figure ; ça, c’est la belle manière de saluer. Et maintenant il prend sa petite prise de macouba sur le pouce ; il fait tomber le tabac du jabot avec le bout des ongles ; c’est chez Mgr le cardinal qu’il a appris ça : mais ça sert aussi chez un cabaretier ; ça flatte la demoiselle de M. le député Chauvel. À cette heure, il tourne sur le talon et va saluer le reste de la compagnie. »

Valentin riait, mais moi je tapais sur l’enclume sans regarder ; j’étouffais de colère. C’est alors que je voyais encore mieux la distance centre Marguerite et moi : les Baraquins avaient bien pu se tromper sur la grandeur d’un député du tiers aux états généraux ; mais ceux-là devaient s’y connaître, ils ne devaient pas faire leurs salutations et leurs compliments pour rien. Marguerite n’avait qu’à choisir ! Je trouvais même, en y pensant, qu’elle aurait tort de prendre un garçon forgeron, au lieu d’un fils de conseiller ou de syndic ; oui, ça me paraissait naturel et me désolait d’autant plus.

Enfin, il fallut voir ce spectacle jusqu’à cinq heures du soir.

Marguerite devait partir dans la nuit, avec le courrier de Paris. Maître Jean lui prêtait sa malle ; c’était une grande malle couverte en peau de vache, qu’il avait héritée de son beau-père Didier Ramel ; elle roulait sur le grenier depuis trente ans, et c’était moi qu’il avait chargé d’y mettre des coins en tôle, pour la renforcer. Pendant toute cette journée, l’idée m’était venue vingt fois de l’enfoncer d’un coup de marteau ; mais songeant que je travaillais pour Marguerite, et que c’était sans doute le dernier service que je pourrais lui rendre, de grosses larmes me remplissaient les yeux, et je continuais l’ouvrage avec un amour qu’on n’a plus après vingt ans ; ce n’était jamais fini, j’avais toujours un coup de lime à donner, une charnière à mieux ajuster. Pourtant, quelques minutes avant cinq heures, je n’y voyais plus rien à faire : la serrure jouait bien, la patte du cadenas se fermait toute seule, tout était solide.

Marguerite venait de sortir, je l’avais vue entrer dans leur maison. Je dis à Valentin que j’étais fatigué, et qu’il me ferait plaisir de porter la malle chez Chauvel. Il la prit sur son épaule et partit aussitôt. Moi, tout affaissé, je n’aurais pas eu le courage d’aller là, de me trouver encore une fois seul avec Marguerite ; je sentais que ma désolation éclaterait. Je remis donc ma veste, et j’entrai dans l’auberge. Tous les autres étaient partis, grâce à Dieu. Maître Jean, les joues rouges et les yeux bril-

lants,

célébrait la gloire des Trois-Pigeons ; il disait, en soufflant dans ses joues, que jamais aucune auberge n’avait reçu d’honneur pareil, et la mère Catherine pensait comme lui.

Nicole dressait la table.

Maître Jean, me voyant, dit alors que Marguerite avait déjà soupé, et qu’elle se dépêchait maintenant de préparer ses effets, et de choisir les livres de son père qu’il fallait emporter. Il me demanda des nouvelles de la malle ; je lui dis qu’elle était finie et que Valentin l’avait portée dans la maison de Chauvel.

Au même instant Valentin entrait ; on s’assit et l’on soupa.

J’avais l’idée de m’en aller avant huit heures, sans rien dire à personne. À quoi servait-il de faire tant de compliments, puisque tout était fini, puisqu’il ne restait plus aucune ressource ? Je pensais :

« Eh bien, quand elle sera partie, maître Jean écrira que j’étais malade au père Chauvel, s’il s’inquiète de cela ; et s’il ne s’en inquiète pas, tant mieux ! »

Voilà donc mon idée ; aussitôt le souper fini, je me levai tranquillement et je sortis. Il faisait nuit ; dans la chambre en haut de la maison de Chauvel brillait une lampe. Je m’arrêtai deux minutes à la regarder ; et puis tout d’un coup, voyant Marguerite s’approcher de la fenêtre, je partis en courant ; mais dans le moment où je tournais au coin de leur verger, j’entendis sa voix me crier :

« Michel ! Michel ! »

Et je m’arrêtai, comme si la cheminée m’était tombée sur la tête.

« Qu’est-ce que tu veux, Marguerite ? lui dis-je, sentant mon cœur battre à défoncer ma poitrine.

— Hé ! monte donc, répondit-elle, j’allais te chercher ; il faut que je te parle ! »

Alors, je montai tout pâle, et je la trouvai dans la chambre en haut, l’armoire ouverte ; elle venait de remplir la malle, et me dit en souriant :

« Eh bien, tu vois que je me suis dépêchée ; les livres sont au fond, le linge dessus, et tout en haut mes deux robes. Il ne me reste rien à mettre… Je cherche… »

Et comme je ne répondais pas, étant tout troublé :

« Écoute, dit-elle, maintenant, il faut que je te montre la maison, car c’est toi qui vas la garder ; arrive ! ».

Elle me prit la main, et nous entrâmes dans la petite chambre au fond, au-dessus de la cuisine ; c’était leur fruitier, mais il n’y avait plus de fruits, et seulement des rayons pour en mettre.