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Histoire d’un paysan.

tis. J’allai, Dieu sait où ! devant moi, du côté de la grande route je pense, à travers champs.

Il faisait beau comme depuis quinze jours ; les avoines commençaient à verdir, les blés poussaient. Le long des haies des fauvettes gazouillaient, et dans l’air, les alouettes se balançaient avec leur joie et leur musique éternelles. Le soleil et la lune ne s’arrêtaient pas à cause de moi. Ma désolation était terrible.

Je m’assis trois ou quatre fois au bord du chemin, à l’ombre d’une haie, la tête entre mes mains et je rêvais ! mais plus je rêvais, plus ma tristesse devenait grande ; je ne voyais plus rien, ni devant, ni derrière, comme on raconte des malheureux perdus sur la mer, qui ne voient que le ciel et l’eau, et qui crient :

« C’est fini !… Maintenant, il faut mourir !… »

Voilà ce que je pensais. Le reste ne m’était plus rien.

Enfin à la nuit, sans savoir comment, je retournai au village et j’arrivai derrière notre baraque. Au loin, à l’autre bout de la rue, les cris et les chansons continuaient. J’écoutais en me disant :

« Criez… chantez… vous avez bien raison !… la vie est une misère !… »

Et j’entrai. Le père et la mère, sur leurs petites escabelles, filaient et tressaient. Je leur dis bonsoir. Le père, me regardant, s’écria :

« Comme tu es pâle, Michel, tu es malade, mon enfant. »

Je ne savais quoi répondre, lorsque la mère dit en souriant :

«  ! tu vois bien qu’il a riboté avec les autres !… Il en a pris son compte, en l’honneur de Chauvel. »

Je répondis, dans l’amertume de mon âme :

« Oui, vous avez raison, ma mère je suis malade… J’ai trop bu… Vous avez raison !… Il faut bien un peu profiter des bonnes occasions. »

Et le père, avec douceur, dit alors :

« Eh bien, mon enfant, va dormir, cela se passera. Bonne nuit, Michel ! »

Je montai l’escalier avec la petite lampe de fer-blanc, je montai tout accablé, la main sur le genou pour m’aider. Et là-haut, posant la lampe sur le plancher, je regardai quelques instants mon petit frère Étienne, qui dormait si bien, sa tête blonde renversée sur l’oreiller en grosse toile, sa petite bouche ouverte, et ses grands cheveux autour de son cou ; je le regardai, pensant :

« Comme il ressemble au père !… Comme il lui ressemble, mon Dieu ! »

Et je l’embrassai, pleurant tout bas et me disant :

« Eh bien, c’est pour toi maintenant que je

travaillerai ! Puisque tout s’en va, puisqu’il ne me reste rien, c’est pour toi que je me donnerai de la peine ; et peut-être, toi, tu seras plus heureux : celle que tu aimeras ne s’en ira pas, et nous vivrons tous ensembles ! »

Alors je me déshabillai, je me couchai près de lui, et toute la nuit je ne fis que rêver à mon malheur, en me répétant qu’il fallait du courage ; que personne ne devait rien savoir de mon amour pour Marguerite ; que ce serait une honte ; qu’un homme devait être un homme ; ainsi de suite ! Et le lendemain de bonne heure je retournai tranquillement à la forge, résolu à rester ferme. Cela me faisait du bien.

Or, en ce jour les compliments continuèrent. et ce n’était plus seulement les Baraquins, c’étaient tous les notables de la ville. MM. les officiers de mairie, MM. les échevins, assesseurs et syndics, MM. les secrétaires, greffiers, trésoriers, receveurs et contrôleurs, MM. les notaires et gardes-marteaux de la maîtise des eaux et forêts… Qu’est-ce que je sais encore, moi ?

Toute cette masse de gens, qu’on ne connaissait ni d’Êve ni d’Adam, arrivaient à la file, avec leurs tricornes, leurs grosses perruques poudrées, leurs hautes cannes à pomme d’ivoire, leurs habits de ratine, leur bas de soie, leurs jabots et leurs dentelles ; ils arrivaient comme les hirondelles autour du clocher, en automne ; ils venaient saluer Mlle Marguerite Chauvel, la demoiselle de notre député du bailliage aux états généraux. Ils avaient l’air joyeux, comme si nos élections les avaient regardés. Quelle abomination ! Toute l’auberge et les environs étaient pleins de leurs bonnes odeurs de musc et de vanille. J’ai pensé souvent depuis que c’était là les vrais coucous, qui viennent se mettre dans un nid quand il est fait, mais qui n’apportent jamais un brin de paille pour le bâtir. Leur grande affaire, c’est de profiter de tout sans peine et de gagner les bonnes places à coups de chapeaux. Avant les élections, ils ne nous auraient dit ni bonjour ni bonsoir ; mais à cette heure ils venaient nous offrir leurs services, pensant bien que Chauvel, à Versailles, serait capable de leur rendre le double et le triple. Ah ! les gueux ! rien que de les voir, mon sang tournait.

Valentin et moi, de la forge en face, pendant que maître Jean, Marguerite et la mère Catherine recevaient ce beau monde, nous voyions toutes leurs simagrées par les fenêtres ouvertes ; et Valentin, jaune d’indignation, me disait :

« Regarde, voici M. le syndic un tel, ou bien