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Histoire d’un paysan.

pour son déjeuner ; et pour son dîner autant, avec quelques bonnes tranches de jambon ou de gigot en plus, et deux fromages blancs à la ciboulette. Qu’on se figure, d’après cela, si les bénéfices d’un cellerier lui suffisaient pour vivre ! Aussi, Poulet ne connaissait ni père, pl mère, ni frère, ni sœur, ni cousins, ni cousines, quand il s’agissait de remplir le saladier. Il aurait dénoncé le bon Dieu, pour avoir la prime ; et, malgré son air bête, il était fin comme un renard, pour dénicher les fraudeurs et poursuivre les contrebandiers. Il y rêvait nuit et jour, et vivait de ses dénonciations, comme les autres de leur travail. Voilà ce que c’est d’avoir un ventre pareil à nourrir ; le cœur vous descend en quelque sorte dans l’estomac, et l’on ne pense plus qu’à boire et à manger.

Les deux sergents le suivaient, habillés comme tous les sergents visiteurs, de l’habit blanc à revers jaunes, qui les faisait appeler « bandes de lard, » le chapeau en travers des épaules, et le sabre battant leurs gros mollets. C’étaient des hommes de six pieds, mais tous les deux fortement gravés de petite vérole. Avant la Révolution, presque tout le monde était marqué ; les belles filles risquaient toujours de perdre leur beauté, et les beaux hommes aussi ; les borgnes et les aveugles ne manquaient pas, à cause de cette terrible maladie ; et Dieu sait pourtant ce qu’il a fallu de peines pour faire accepter la vaccine, peut-être encore plus que pour les pommes de terre. Le peuple commence toujours par repousser ce qui lui fait du bien… Quel malheur !

Ces gens arrivaient donc, et le gros Poulet, à quatre pas de la table, voyant Cochart, dit d’un air de satisfaction :

« Le voilà ! nous le tenons !… »

Ce fut une indignation générale dans la cour, car depuis longtemps Cochart portait à Poulet du tabac pour rien. Mais Poulet ne s’inquiétait pas de si peu de chose, et dit aux sergents :

« Empoignez-le ! C’est lui ! »

Les deux autres empoignèrent Cochart, qui se mit à crier, en laissant tomber sa pipe :

« Qu’est-ce que vous me voulez ? Qu’est-ce que j’ai fait ? »

Les étincelles volaient sous nos pieds ; on se regardait l’un l’autre dans l’épouvante ; et Poulet lui répondit en riant :

« Nous venons pour les deux sacs de contrebande que tu as apportés hier du Graufthal ; tu sais, les deux sacs de tabac qui sont à droite en entrant dans ton grenier, derrière la cheminée, sous les bardeaux ? »

On comprit alors que le pauvre Cochart avait été dénoncé par quelque voisin envieux, et

chacun frémit : c’était un cas de galères !

On n’osait pas bouger, car de résister au fisc en ce temps, c’était encore plus terrible qu’aujourd’hui, non-seulement on vous prenait terres, argent, maison, mais s’il manquait des rameurs quelque part, du côté de Marseille ou de Dunkerque, on vous envoyait là-bas, et personne n’entendait plus parler de vous. C’était arrivé plusieurs fois dans la montagne, et même aux Baraques, pour le fils de la vieille Geneviève Paquotte ; sur la dénonciation de Poulet, il avait été convaincu de faire la contrebande du sel, et depuis, les gens disaient que François était au pays où poussent le poivre et la canelle. Geneviève avait perdu tout son bien pour les frais ; elle était devenue infirme et mendiante.

Qu’on se représente maintenant l’épouvante des gens.

« Allons, criait Poulet, en route ! »

Et Cochart, se cramponnant à la table, répondait en soufflant :

« Je n’irai pas ! »

Le grand Létumier n’avait plus envie de crier ; il se taisait comme une carpe au fond de son baquet. Tous ces grands braillards, lorsqu’ils voient les sergents ou les gendarmes, deviennent prudents ; et souvent ceux auxquels on pense le moins montrent un autre courage.

À force de le tirer et de lui donner des secousses, les deux sergents avaient presque fini par arracher Cochart de son banc. Poulet disait :

« Encore un petit coup !… ça marchera !… »

Quand Marguerite, assise près de moi contre le treillis, élevant la voix, dit au milieu du silence :

« Mais, monsieur Poulet, prenez garde ! vous n’avez pas le droit d’arrêter cet homme ! »

Et tous ces gens, autour de la table, sur le pas de la porte : maître Leroux, Létumier, la mère Catherine, Nicole, pâles de crainte et de pitié, se retournèrent dans l’épouvante. Ils avaient bien reconnu la voix de Marguerite, mais ils ne pouvaient croire à son courage ; ils en frémissaient. Le gros Poulet, le nez en l’air comme les autres, regardait et s’étonnait ; jamais chose pareille n’était arrivée. Il criait :

« Qui vient de parler ? Qui se permet de réclamer contre la régie ? »

Marguerite répondit tranquillement de sa place :

« C’est moi, monsieur Poulet : Marguerite Chauvel ; la fille de Chauvel, député du tiers au grand bailliage de Metz. Ce que vous faites est très-mal ; c’est grave, monsieur le cellerier, d’arrêter un homme, un notable, sans un ordre exprès de M. le prévôt. »