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Histoire d’un paysan.

celui des paysans de France qui serait capable de te renier apprenne la chanson de ses anciens ; et si cette chanson ne le convertit pas, que lui, ses enfants et descendants la chantent encore une fois à la glèbe. Ils la comprendront peut-être alors, et leur ingratitude aura sa récompense.

Ce jour-là, bien tard, le père et moi nous rentrâmes à la baraque. Le lendemain, 10 avril 1769, Chauvel partit pour Metz. Les états généraux n’étaient pas loin.

XV

Après le départ de Chauvel, il ne fut plus question, durant quelques jours, que des affaires du grand bailliage, et principalement de la réunion des trois ordres en un seul, aux états généraux. C’est encore une des plus grandes disputes que j’aie vues de ma vie.

Comme l’ordonnance du roi avait déclaré que le tiers état serait doublé, c’est-à-dire que nous aurions autant de députés que les deux autres ordres réunis, nous voulions voter par tête, pour abolir les priviléges malgré tout ce que les nobles et les évêques pourraient dire, mais eux, qui tenaient à conserver leurs anciens droits, voulaient voter par ordres, parce qu’ils étaient sûrs d’être toujours ensemble contre nous, et d’avoir toujours deux voix contre une.

C’est alors qu’il aurait fallu voir l’indignation de maître Jean, de Létumier, de Cochart, et de tous les notables réunis le soir dans la cour des Trois-Pigeons, sous le grand chêne, car depuis quelques jours on transportait les bancs et les tables dehors, à la nuit, pour respirer le grand air. Autant nous devions avoir de vent et de pluie en mai 1789, autant les chaleurs d’avril étaient grandes ; tout fleurissait et verdissait, les oiseaux étaient déjà nichés vers le 15 ; et je me souviens que nous travaillions à la forge, Valentin et moi, en simple blouse, la culotte serrée sur les hanches et les chemises pendues derrière la porte. — Maître Jean, tout rouge et luisant de bonne santé, m’appelait à chaque instant dehors, criant :

« Michel ! hé ! Michel, arrive !… »

Et je devais lui pomper trois ou quatre bons coups sur sa tête chauve et ses épaules. C’était sa manière de se rafraîchir. Madeleine Rigaud, la femme du tourneur en face, riait de bon cœur.

Enfin, c’est pour vous dire qu’il faisait très-chaud, et qu’après huit heures, quand la lune

montait, on était content d’être à la fraîcheur, en vidant sa bouteille ou son pot de cidre dans la cour, derrière le treillis.

Tout le long de la rue, les femmes et les jeunes filles filaient devant leurs portes et se donnaient du bon temps. On entendait causer et rire de près et de loin, les chiens aboyer, etc., et les voisins pouvaient aussi nous entendre disputer, mais cela nous était bien égal, on commençait à prendre confiance.

Marguerite venait quelquefois ; nous causions contre la charmille, riant entre nous, pendant que le grand Létumier tapait des deux poings sur la table en criant :

« C’est fini !… ça ne peut pas durer… Il faut déclarer que nous sommes tout ! »

Et que la mère Catherine disait :

« Au nom du ciel, maître Létumier, ne cassez pas notre table, elle ne veut pas voter par ordres ! »

Les choses allaient donc ainsi leur train, et je ne me rappelle pas avoir été plus heureux que dans ce temps où je causais avec Marguerite, sans oser même lui dire que je l’aimais ; non, jamais je n’ai eu de plus grand bonheur.

Enfin, ce soir-là, vers huit heures, nous étions dans la cour, les uns penchés derrière les autres, et la lune au-dessus de l’arbre. Le grand Létumier criait ; Cochart, son nez crochu dans sa barbe rousse, son bout de pipe entre les dents et les yeux arrondis comme un hibou, fumait, le coude allongé sur la table. On ne se méfiait de rien, et Cochart, pas plus que les autres, quoiqu’il eût fait un grand coup en ce jour. Le métier de bûcheron ne lui rapportait pas grand’chose, comme on pense ; mais il passait de temps en temps la ligne des barrières, et cherchait au Graufthal un bon sac de tabac, qui se vendait très-bien dans les environs : le rouge fin à quatre sous la livre, au lieu de vingt, et le noir fin à trois sous, au lieu de quinze.

Les disputes sur la politique avaient l’air de devoir continuer ainsi jusqu’à dix heures, comme à l’ordinaire, quand le treillis de la rue s’ouvrit, et qu’un homme en bourgeois et deux sergents de la maréchaussée s’avancèrent lentement dans la cour, en nous inspectant. C’était le gros Mathurin Poulet, le cellerier de la porte d’Allemagne, avec son petit tricorne renversé sur la nuque, sa tignasse jaune tordue en boudin au dessous, son gros nez rouge en l’air, ses yeux de bœuf reluisant à la lune, le double menton dans son jabot, et sa panse sur les cuisses ; enfin un mangeur terrible ! Il lui fallait six cervelas, découpés dans un grand saladier de haricots verts à l’huile, une petite miche de trois livres et deux pots de bière