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Histoire d’un paysan.

« Eh bien… eh bien ! Qu’est-ce que c’est donc, Michel ? Vous êtes donc à vous disputer aussi, vous autres ? »

Il revenait de Lixheim, et me regardait tout joyeux ; moi, j’avais perdu la voix, j’étais dans un trouble extraordinaire.

« Hé ! dit Marguerite, il a rechaussé ma bêche, et maintenant il ne veut pas recevoir d’argent.

— Ah ! bah ! dit Chauvel, et pourquoi ? »

Heureusement une bonne idée me passa par la tête, et je m’écriai :

« Non ! vous ne me ferez pas recevoir un denier, monsieur Chauvel. Est-ce que vous ne m’avez pas prêté des livres cent fois ? Est-ce que vous n’avez pas placé ma sœur Lisbeth à Vasselonne ? Et maintenant encore, est-ce que vous n’aidez pas tout le pays à ravoir ses droits ? Quand je travaille pour vous, c’est par amitié, par reconnaissance ; je me regarderais comme un gueux de vous dire : « Ça coûte tant. » C’est contre ma nature. »

Il m’observait avec ses petits yeux vifs, et répondit :

« C’est bien… c’est bien !… Mais je n’ai pas fait tout cela non plus, moi, pour ne plus payer les gens. Si je l’avais fait dans des idées pareilles, je me regarderais aussi comme un gueux… Tu comprends, Michel ? »

Alors, ne sachant plus que répondre, j’avais presque envie de pleurer, et je dis :

« Ah ! monsieur Chauvel, vous me faites de la peine. »

Et lui, touché sans doute, me répondit :

« Non, Michel, non, ce n’est pas dans mes intentions, car je te regarde comme un brave, un honnête garçon ; et, pour te le montrer, j’accepte ton cadeau. N’est-ce pas, Marguerite, nous acceptons tous les deux ?

— Oh ! oui, dit-elle, puisque ça lui fait tant de plaisir, nous ne pouvons pas refuser. »

Chauvel regarda ensuite la bêche, et loua mon ouvrage, disant que j’étais un bon ouvrier, et que plus tard il espérait me voir maître et bien dans mes affaires. J’étais redevenu content, et quand il entra dans la maison, en me serrant la main, et que Marguerite me cria : « Bonsoir Michel, et merci ! » tout était oublié. Je me réjouissais d’avoir si bien répondu, car le coup d’œil de Chauvel, lorsque je parlais, m’avait mis dans un grand trouble, et si mes raisons n’avaient pas été si bonnes, il aurait bien pu se figurer autre chose. Et même je considérais cela comme un avertissement d’être prudent et de bien cacher mes idées sur Marguerite, avant le jour où je pourrais la demander en mariage.

Je faisais ces réflexions en retournant à l’au-

berge.

Comme j’entrais dans la grande salle maître Jean venait d’arriver ; il pendait sa grosse capote dans l’armoire et criait :

« Nicole… Nicole… qu’on m’apporte le tricot et mon bonnet de coton. Ah ! la bonne chose d’être dans sa vieille veste et ses sabots. — Hé ! c’est toi, Michel ! Nous voilà tous revenus… Les marteaux vont rouler… Vous devez être en retard ?

— Pas trop, maître Jean, nous avons fait l’ouvrage courant. Les coins qui venaient du Dagsberg ont tous été dépêchés hier soir.

— Allons, tant mieux ! tant mieux ! »

La mère Catherine arrivait aussi toute réjouie, et demandait :

« C’est donc fini, Jean ? C’est tout à fait fini… Tu n’iras plus là-bas ?

— Non, Catherine, grâce à Dieu ! J’en avais assez, à la fin, de tous ces honneurs. Maintenant, notre affaire est dans le sac ; le cahier part après-demain. Mais ça n’a pas été sans peine ; et si nous n’avions pas eu Chauvel, Dieu sait où nous en serions encore. Quel homme ! il sait tout, il parle sur tout ; c’est l’honneur des Baraques d’avoir envoyé cet homme. Tous ceux des autres bailliages l’ont choisi dans les premiers pour aller porter nos plaintes et doléances à Metz et pour les soutenir contre ceux qui voudraient les attaquer. Jamais, tant que les Baraques dureront, elles ne se feront un aussi grand honneur. Maintenant Chauvel est connu partout, et l’on sait aussi que nous l’avons envoyé, qu’il demeurait au Bois-de-Chênes, et que les gens de ce pays-là ont eu assez de bon sens pour reconnaître son esprit, malgré sa religion. »

Maître Jean disait ces choses en mettant ses sabots et sa vieille casaque.

« Oui, criait-il en soufflant, sur des centaines de députés au bailliage, le tiers en a choisi quinze pour porter le cahier, et Chauvel est le quatrième ! Aussi, maintenant il faut une fête, vous m’entendez : un gala pour les amis des Baraques, en l’honneur de notre député Chauvel. Tout est arrangé, Létumier et Cochart sont déjà prévenus : je les ai rencontrés à la Pomme-d’Or, en ville, et je les ai d’abord invités, en les chargeant d’inviter les autres. Il faut que les vieilles bouteilles de dessous les fagots sortent cette fois ; il faut que la cuisine soit en feu. Nicole par ira ce soir chercher six livres de bon bœuf, trois livres de côtelettes, deux beaux gigots, chez Kountz sous la Halle ; elle dira que c’est pour maître Jean Leroux, des Trois-Pigeons. Et les gigots seront à l’ail. Il nous faudra des saucisses aux choux, et l’on décrochera le plus gros jambon, avec une bonne salade, du fromage des noix. Tout le monde sera