Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
69
Histoire d’un paysan.

Marguerite riait.

« Allons, dit-elle, je puis compter dessus, Michel ?

— Oui, oui, Marguerite, tu l’auras ce soir. »

Elle repartit ; et tout de suite je posai la petite enclume sur son billot ; je remis le vieux fer au feu, et j’empoignai le bâton du soufflet. Valentin me regardait comme surpris ; mon empressement l’étonnait ; il ne disait rien, mais je sentais que mes oreilles devenaient rouges, et que cela gagnait les joues. Alors, je me mis à chanter l’air des forgerons :

« Bon forgeron, ton feu s’allume. »

Et lui, selon son habitude, me suivit en grossissant sa voix, ronflant du nez et traînant chaque mot, à la manière plaintive des anciens compagnons. Nos marteaux allaient en cadence ; et en songeant que je travaillais pour Marguerite, mon cœur débordait de contentement. Je ne crois pas avoir jamais mieux travaillé de ma vie ; mon marteau remontait plus vite qu’il ne tombait sur l’enclume, le fer s’allongeait comme de la pâte.

Je forgeai ma bêche d’abord à chaud, et puis à froid ; je lui donnai une jolie forme carrée, un peu longue, légère, la ligne bien au milieu, le tranchant en queue d’aronde, le col tellement arrondi et bien soudé, que Valentin s’arrêtait de temps en temps pour admirer mon travail, et je l’entendais murmurer en lui-même :

« À chacun sa partie : maître Jean n’a pas son pareil pour le fer à cheval ; moi, j’ai l’œil pour les jantes et les moyeux. Oui, c’est un don du ciel, personne ne dira le contraire. Lui sera pour les bêches, pour les pelles, pour les pioches, les socs de charrue ; c’est son affaire, son présent du Seigneur. »

Il allait, venait, se retournait et me demandait quelquefois :

« Veux-tu que je t’aide ?

— Non, non ! » m’écriais-je, tout fier et tout joyeux de voir mon ouvrage avancer si bien.

Et je recommençais à chanter :

« Bon forgeron… »

Chacun allait son train.

Finalement, vers cinq heures, ma bêche était finie. Elle reluisait comme un plat d’argent et sonnait comme une cloche. Valentin la prit ; il la pesa longtemps, et puis, me regardant, il dit :

« Le vieux Rebstock, de Ribeaupierre, qui vend des faux, des bêches et des socs de charrue jusqu’au fond de la Suisse, le vieux Rebstock lui-même mettrait son gros R sur cette bêche et dirait : « C’est moi qui l’ai faite ! » Oui, Michel, les Chauvel pourront se vanter

d’avoir une belle et bonne bêche, qui durera peut-être plus longtemps qu’eux. Tiens, voilà ton premier chef-d’œuvre. »

On pense si j’étais content, car Valentin s’y connaissait ; mais la gloire de ses éloges n’était rien auprès du plaisir que j’allais avoir de porter la bêche à Marguerite. Seulement, il y fallait encore un manche, et j’en voulais un de frêne, tout neuf. C’est pourquoi, sans attendre, je courus chez notre voisin, le vieux tourneur Rigaud, qui se mit à l’ouvrage, ses grosses besicles sur le nez, et me fit un manche tel que je le souhaitais : bien rond, la pomme en haut pas trop grosse, et solidement emmanché, enfin quelque chose de léger et de fort. Je le payai tout de suite, et je rentrai poser la bêche derrière notre porte, en attendant la fin de la journée.

Sur les sept heures, en me lavant les mains la figure et le cou devant la forge, à la pompe, regardant par hasard dans la rue, je vis Marguerite assise sur le petit banc de leur maison, en train de peler des pommes de terre. Aussitôt je lui montrai la bêche de loin, et j’arrivai tout content près d’elle, en lui criant :

« La voilà !… Que penses-tu de ça, Marguerite ? »

« Ah ! dit-elle en me regardant, c’est Valentin qui l’a faite. »

Et je lui répondis, tout rouge :

« Tu crois donc que je ne sais rien faire ?

— Oh ! non… mais c’est si beau !… Sais-tu, Michel, que tu fais un bon ouvrier ? »

Elle me souriait ; et je redevenais tout joyeux, quand elle me dit :

« Mais ça va me coûter gros… je te dois ? »

En entendant cela, je tombai des nues lui répondis presque en colère :

« Tu veux donc me chagriner, Marguerite ? Comment je travaille pour toi… Je t’apporte une bêche en cadeau… Je suis content de te faire un plaisir, et tu me demandes ce que ça coûte ? »

« Mais tu n’es pas raisonnable, Michel, toute peine mérite son salaire ; et-puis, le charbon de maître Jean a son prix, et tu lui dois aussi ta Journée. »

Elle avait raison, et je le voyais ; mais cela ne m’empêchait pas de lui répondre : « Non… non… Ce n’est pas cela ! » et de me fâcher même, quand tout à coup le père Chauvel, en petit sarrau gris et le bâton à la main, me prit par le bras, en disant :