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Histoire d’un paysan.

j’entrai chez nous. La mère, au fond, près de l’âtre, filait, les dents serrées. Elle pensait, Sans doute, que j’allais lui dire quelque chose… annoncer mon départ ! Elle me suivait de ses yeux brillants et s’apprêtait à me maudire. La petite Mathurine et Étienne, à ses pieds, tressaient une corbeille, sans oser lever les yeux ; le père cassait du petit bois, en m’observant de côté ; mais je n’eus l’air de rien ; je dis simplement :

« Bonsoir, mon père ; bonsoir, ma mère ; je suis las aujourd’hui, nous avons beaucoup travaillé à la forge. »

Et je montai l’échelle. Personne ne m’avait répondu. Je me couchai content de ce que j’avais fait, et cette nuit-là je dormis bien.

XIII

Le lendemain, en allant à l’ouvrage de grand matin, je vis l’auberge des Trois-Pigeons déjà pleine de monde ; il en arrivait tout le long de la route, les uns en charrette, les autres à pied.

Le bruit se répandait que le cahier de nos plaintes et doléances tirait à sa fin, et qu’on allait le porter à Metz, pour être fondu avec ceux des autres bailliages.

Depuis le jour des élections, un grand nombre de députés au bailliage avaient fait venir leur femme et leurs enfants à Lixheim ; ces gens s’en retournaient chez eux, bien contents de rentrer dans leurs nids.

Ils criaient en passant :

« C’est fini. Ce soir les autres arrivent… Tout est arrangé. »

Valentin et moi, nous nous réjouissions aussi de revoir bientôt maître Jean à la forge. Quand on travaille depuis dix ans ensemble, c’est un grand ennui de rester seul trois semaines, et de ne plus voir une bonne grosse figure pareille, qui vous crie de temps en temps :

« Allons, garçons, en avant ! »

Ou bien :

« Halte ! Respirons une minute. »

Oui, quelque chose vous manque ; on est tout déroute.

Nous accrochions donc nos vestes, en causant de la bonne nouvelle, et regardant cette foule qui s’arrêtait à l’auberge : Nicole et la mère Catherine, qui sortaient avec des chaises, pour aider les femmes à descendre de leurs charrettes ; et puis les compliments, les salutations, car toutes ces femmes étaient d’anciennes connaissances ; et depuis que les ma-

ris

avaient été nommés députés, on se saluait bien plus, on faisait des cérémonies, on s’appelait : Madame !

Valentin en riait de bon cœur.

« Tiens, Michel, disait-il, voici la comtesse Gros-Jacques… ou la baronne Jarnique… Regarde… C’est maintenant que nous pouvons apprendre les belles manières ! »

Il ne manquait pas de malice pour se moquer de ceux qui n’étaient pas nobles ; au contraire, en les voyant se faire des révérences, il en avait les larmes aux yeux, et finissait toujours par dire :

« Ça leur va comme des dentelles à Finaude, la bourrique du père Bénédic !… Ah ! les gueux !… Et penser que cette race ose se révolter contre Sa Majesté le roi, contre la reine et les autorités d’en haut !… Penser qu’ils réclament des droits !… Ah ! je vous en donnerais, des droits, je vous en donnerais !… Je vous enverrais paître ; et, si vous n’étiez pas contents, je doublerais mes Suisses et ma maréchaussée. »

Il raisonnait ainsi tout bas, en tirant le soufflet et tenant le fer au feu dans ses pinces. Je connaissais toutes ses pensées, car il avait besoin de parler pour se comprendre lui-même ; cela me faisait du bon sang.

Enfin, nous avions repris notre ouvrage ; l’enclume sonnait depuis trois heures, les étincelles partaient, et nous ne songions plus qu’à notre travail, quand tout à coup une ombre s’avance sur la petite porte ; je me retourne : c’était Marguerite ! Elle avait quelque chose dans son tablier, et nous dit :

« Je vous apporte de l’ouvrage… Ma bêche, qui s’est cassée. Est-ce que vous ne pourriez pas m’arranger ça pour ce soir ou demain matin ? »

Valentin prend la bêche tout ébréchée et le col déchaussé. Moi, j’étais dans la joie ; Marguerite me regardait, et je lui souriais comme pour dire :

« Sois tranquille… je vais t’arranger ça joliment… Tu verras mon travail. »

Elle finit par me sourire, voyant que j’étais heureux de lui rendre un petit service.

« Pour ce soir ou demain matin, ce n’est pas possible, dit Valentin ; mais si tu revenais demain soir…

— Bah ! bah ! m’écriai-je, ce n’est pas une affaire ! Nous avons beaucoup d’ouvrage, C’est vrai, mais la bêche de Marguerite doit passer avant tout. Laissez-moi ça, Valentin ; je m’en charge.

— Hé ! je ne demande pas mieux, dit-il ; seulement il te faudra plus de temps que tu ne penses, et nous sommes pressés. »