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Histoire d’un paysan.

humeur m’est revenue, j’ai chanté, j’ai sifflé, j’ai fait rouler mon marteau comme un ancien. Le plus grand ennui, c’est de n’avoir aucune idée ; mais j’en avais alors une qui me plaisait extraordinairement.

Il ne faut pourtant pas croire que c’était facile de venir à bout de mon idée en 89, non ! Et ce matin même, vers sept heures, au moment où Marguerite passait devant la forge avec son grand panier, pour aller vendre ses brochures, Valentin me rappela lui-même que ce n’était pas une petite affaire. Il ne se doutait de rien, et voilà pourquoi chacune de ses paroles valait son pesant d’or.

« Regarde, Michel, me dit-il, en montrant la petite, qui gagnait déjà le haut des Baraques, n’est-ce pas terrible de voir une enfant de seize ans avec des charges pareilles sur le dos ? Ça va par la pluie, la neige, le soleil ; c’est brave jusqu’au bout des ongles, ça ne recule jamais devant la peine ; si ce n’étaient pas des hérétiques, ce seraient des martyrs. Mais le diable les pousse à vendre leurs mauvais petits livres, pour détruire notre sainte religion et l’ordre établi par le Seigneur en ce monde. Au lieu de mériter des récompenses, ça mérite la corde.

— Oh ! Valentin, la corde ! lui dis-je.

— Oui, la corde ! fit-il en allongeant le nez et serrant les lèvres, et même le bûcher, si l’on voulait être juste. Est-ce à nous de les défendre, quand leur bon sens, leur honnêteté, leur courage tournent contre nous ? C’est comme les loups et les renards, plus ils montrent de finesse, plus on doit se dépêcher de les détruire ; s’ils étaient bêtes comme des moutons, ils ne seraient pas si dangereux ; au contraire, on pourrait les tondre et même les conserver honnêtement à l’étable. Mais ces calvinistes n’écoutent rien, c’est une véritable peste.

— Ce sont pourtant des créatures du Seigneur comme nous, Valentin !

— Des créatures du Seigneur, s’écria-t-il en levant ses grands bras. Si c’étaient des créatures du Seigneur, les curés refuseraient-ils d’inscrire leurs actes de naissance, de mariage et de décès ? Est-ce qu’on les enterrerait dans les champs, loin de la terre sainte, comme des animaux ? Est-ce qu’on les empêcherait de remplir une place, comme le dit Chauvel lui-même ? Est-ce que tout le monde crierait contre eux ? Non, Michel ! Ça me fait de la peine, car, en-dehors de leur commerce, on ne peut rien leur reprocher ; mais maître Jean a tort de laisser entrer ces gens-là chez lui. Ce Chauvel finira mal ; il en fait trop ! Nos Baraquins sont des ânes de l’avoir nommé ; une fois l’ordre rétabli, je t’en préviens les premiers qu’on empoignera,

c’est Chauvel et sa fille, et peut-être aussi maître Jean et nous tous, pour nous purifier quelques années dans les prisons. Moi, je ne l’aurai pas mérité, mais je reconnaîtrai tout de même la justice du roi. La justice est la justice… Nous l’aurons mérité… C’est triste !… Mais la justice avant tout. »

Il courbait son grand dos, en joignant les mains d’un air de résignation, et puis il fermait les yeux tout pensif ; et moi je pensais :

« Peut-on être aussi borné ? Ce qu’il dit est contraire au bon sens. »

Malgré cela, je voyais bien que tout le monde serait contre moi si je demandais Marguerite en mariage, et que les Baraquins seraient capables de vouloir me lapider. Mais tout m’était égal, et je m’étonnais moi-même de mon courage.

Le soir de ce jour, au moment de retourner dans notre baraque, je partis sans crainte, et résolu à tout entendre de la mère, sans répondre un mot. Comme j’approchais de la maison, le père, tout pâle et craintif, vint à ma rencontre, en me faisant signe d’entrer dans une ruelle profonde, entre les vergers, pour ne pas être vus. Je le suivis, et le pauvre homme me dit en tremblant :

« Ta mère à bien crié hier, mon enfant… Ah ! c’est terrible !… Maintenant, qu’est-ce que tu vas faire ? Tu vas partir, n’est-ce pas ?… »

Il me regardait, tout pâle ; je voyais qu’il était dans la plus grande inquiétude, et je lui répondis :

« Non, mon père, non ! Comment pourrais-je vous abandonner, vous, le petit Étienne et Mathurine !… Ça n’est pas possible ! »

Sa figure prit un air de bonheur ; on aurait dit qu’il revivait.

« Ah ! c’est bon, fit-il. Je savais bien que tu resterais, Michel… Oui, je suis bien content de t’avoir parlé ! Elle n’a pas de raison… elle s’emporte trop. Ah ! j’ai bien souffert aussi dans ma vie… Mais c’est bien, tu restes… c’est bien… »

« Oui, lui dis-je, je resterai, mon père ; et si la mère crie… c’est ma mère, je l’écouterai sans répondre. »

Alors il fut rassuré.

« C’est bien, dit-il. Seulement, écoute, tu vas attendre ici quelques instants, je remonterai seul, car si ta mère nous voyait ensemble, elle me ferait la vie dure ; tu comprends ?

— Oui, mon père, allez. »

Aussitôt il sortit de la ruelle ; et quelques minutes après, je le suivis tranquillement et