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Histoire d’un paysan.

ture. Je la voyais souvent aller et venir devant la forge, avec un petit baquet sous le bras, — soi-disant pour aller chercher de l’eau à la fontaine, — et se retourner en regardant d’un air doux. Elle était en jupe courte et corset de toile bleue à bretelles, les bras nus jusqu’aux coudes.

Je voyais cela sans y faire attention ni me douter de rien. Le soir, en la regardant filer, je lui disais quelques paroles joyeuses, des douceurs comme les garçons en disent aux filles, par honnêteté, par jeunesse ; c’est naturel, et l’on ne pense pas plus loin.

Mais voilà qu’un jour la mère me dit :

« Écoute, Michel, tu feras bien d’aller danser dimanche au Rondinet de la Cigogne, et de mettre ta veste de velours, ton gilet rouge et ton cœur d’argent. »

Cela m’étonne et je lui demande pourquoi. Elle me répond en souriant et regardant le père :

« Tu verras ! »

Le père tressait tout pensif. Il me dit :

« Les Létumier sont riches ; tu devrais bien danser avec leur fille, ce serait un bon parti. »

En entendant cela, je fus troublé. Ce n’est pas que cette fille me déplût, non ! mais jamais l’idée de me marier ne m’était encore venue. Enfin, malgré tout, par curiosité, par bêtise, et aussi parce que cela faisait plaisir au père, je réponds :

« Comme vous voudrez ! Seulement, je suis trop jeune pour me marier ; je n’ai pas encore tiré à la milice.

— Enfin, dit la mère, ça ne te coûte rien d’y aller, et ça fera plaisir à ces gens ; c’est une honnêteté, voilà tout. »

Alors je répondis :

« C’est bon ! »

Et le dimanche suivant, après vêpres, je pars ; je descends la côte, rêvant à ces choses, et comme étonné de ce que je faisais.

En ce temps, la vieille Paquotte, veuve de Dieudonné Bernel, tenait l’auberge de la Cigogne, à Lutzelbourg, un peu sur la gauche du pont de bois ; et derrière, où se trouve aujourd’hui le jardin, au pied de la côte, on dansait sous les charmilles. Il y avait beaucoup de monde, car M. Christophe n’était pas comme tant d’autres curés ; il avait l’air de ne rien voir, ni de rien entendre, pas même la clarinette de Jean Rat. On buvait du petit vin blanc d’Alsace et l’on mangeait de la friture.

Je descends donc la rue, et je monte l’escalier au fond de la cour, en regardant les filles et les garçons tourner ensemble sur la terrasse ; à peine en haut, sous la première tonnelle, la

mère Létumier me crie :

« Par ici, Michel, par ici ! »

La belle Annette était là ; en me voyant, elle devint toute rouge. Je la pris au bras et je lui demandai une valse. Elle criait :

« Oh ! monsieur Michel !… Oh ! monsieur Michel !… » en levant les yeux et me suivant.

Dans tous les temps, avant comme après la Révolution, les filles ont été les mêmes ; elles avaient plus de goût pour l’un que pour l’autre.

Je dansai donc des valses avec elle, cinq, six, je ne sais plus. Et l’on riait. La mère Létumier était toute contente, Annette toute rouge, les yeux baissés. Naturellement on ne parlait pas politique ; on plaisantait, on buvait, on cassait une brestelle[1] ensemble. Voilà la vie ! — Je pensais :

« La mère sera contente ; on lui fera compliment sur son garçon. »

Mais le soir, vers six heures, j’en avais assez ; et, sans songer à autre chose, je descends dans la rue et je prends par la sapinière, pour couper au court entre les roches.

Il faisait une chaleur extraordinaire pour la saison ; tout verdissait et fleurissait : les violettes, les myrtilles et les fraisiers, tout s’étendait et couvrait le sentier de verdure. On aurait cru le mois de juin. Ces choses sont encore là comme hier, j’ai pourtant quelques années de plus, oh ! oui.

Enfin, au haut des rochers, sur le plateau, je rattrape le grand chemin, d’où l’on découvre les toits des Baraques ; et à deux ou trois cents pas devant moi, je vois, toute blanche de poussière, une petite fille, avec un grand panier carré en travers de l’épaule, les reins courbés, qui marchait… qui marchait !… Je me dis :

« C’est Marguerite !… Oui… c’est elle !… »

Et je presse le pas… je cours :

« Hé ! c’est toi, Marguerite ? »

Elle se retourne, avec sa figure brune, toute luisante de sueur, ses cheveux tombant le long de ses joues, et ses yeux vifs ; elle se retourne et se met à rire en disant :

« Hé ! Michel… ah ! la bonne rencontre ! »

Moi, je regardais la grosse bretelle qui lui entrait dans l’épaule ; j’étais tout étonné et troublé.

« Hé ! tu as l’air un peu las, fit-elle ; tu viens de loin ?

— Non… J’arrive de Lutzelbourg… de la danse.

— Ah ! bon, bon, dit-elle, en se remettant à marcher. Moi, je viens de Dabo ; j’ai couru tout le comté. J’en ai vendu, là-bas, des Tiers état !… Je suis arrivée juste au bon moment,

  1. Gâteau allemand.