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Histoire d’un paysan.

de vote à donner. — Chauvel, maître Jean et moi, nous sortimes ensemble ; nous eûmes mille peines à traverser de nouveau la foule ; et même en bas, au lieu de remonter sur la place, où ceux de Mittelbronn venaient d’arriver, il nous fallut passer par derrière, sous la vieille halle. Là, Chauvel nous quitta tout de suite, en nous disant :

« À ce soir, aux Baraques, nous causerons. »

Il avait encore de ses petits livres à vendre.

Maître Jean et moi nous rentrâmes seuls chez nous, tout pensifs. Les gens s’en allaient ; ils paraissaient bien fatigués et pourtant encore joyeux. Quelques-uns avaient bu un coup de trop, et chantaient en levant les bras le long des chemins. Mon père et Valentin ne vinrent que plus tard. Nous aurions pu les chercher longtemps, avant de les trouver.

Ce même soir, après le souper, Chauvel et sa fille arrivèrent comme à l’ordinaire. Chauvel avait un gros paquet de papier dans sa poche ; c’étaient les discours prononcés le matin avant les élections, dans la grande salle de la mairie, par M. le prévôt et son lieutenant ; et puis les procès-verbaux de comparution du clergé, de la noblesse et du tiers état. Les discours étaient bien beaux ; et, comme maître Jean s’étonnait que des gens qui nous parlaient si bien nous eussent toujours traités si mal, Chauvel dit en souriant :

« À l’avenir, il faudra que tout soit d’accord : les actions et les paroles. Ces messieurs voient que le peuple est le plus fort, et ils lui tirent le chapeau ; mais il faut aussi que le peuple connaisse sa force et qu’il en use, alors tout ira selon la justice. »

XII

Mais à cette heure, il faut que je vous raconte une chose qui m’attendrit toujours quand j’y pense : c’est le bonheur de toute ma vie.

Et d’abord vous saurez qu’en ce mois d’avril, ceux du pays qu’on avait nommés pour dresser le cahier de nos plaintes et doléances se réunirent au bailliage de Lixheim. Ils logeaient là-bas dans des auberges. Maître Jean et Chauvel partaient tous les lundis matin et ne rentraient que le samedi soir ; cela dura trois semaines.

On se représente aussi le mouvement de la montagne en ce temps : les cris, les disputes sur l’abolition de la taille, de la gabelle, de la milice, sur le vote par tête ou par ordre, et

mille autres choses auxquelles on n’avait jamais pensé. Des Alsaciens et des Lorrains en foule remplissaient l’auberge ; ils buvaient, ils tapaient du poing sur les tables et s’emportaient comme des loups. On aurait cru qu’ils allaient s’étrangler, et pourtant ils étaient tous d’accord, comme tous les gens du peuple ; ils voulaient ce que nous voulions, sans cela quelles batailles on aurait vues !

Valentin et moi nous travaillions à la forge en face ; nous raccommodions les charrettes et nous ferrions les chevaux de tous ces passants. Quelquefois j’essayais aussi de me disputer avec Valentin, car lui croyait tout perdu, si les seigneurs et les évêques avaient le dessous ; j’aurais voulu le convaincre, mais c’était un si brave homme, que je n’osais lui faire de la peine. Sa seule consolation était de parler d’une hutte qu’il avait au bois, derrière la Roche-Plate, pour prendre des mésanges ; il avait aussi des sauterelles dans les bruyères et des collets dans les passes, avec la permission de M. l’inspecteur Claude Coudray, auquel il portait de temps en temps un chapelet de grives ou de becs-fins, en signe de reconnaissance. Voilà ce qui le touchait au milieu du grand bouleversement qu’on voyait déjà venir ; il ne songeait qu’à ses appeaux, et me disait :

« La saison des nids approche, Michel ; et après les nids viendra la pipée ; ensuite le grand passage des grives, qui descendent en Alsace quand le raisin commence à mûrir. L’année s’annonce bien ; si le beau temps continue, nous en prendrons des quantités. »

Sa longue figure s’allongeait, il souriait de sa grande bouche édentée, ses yeux devenaient ronds ; il voyait déjà les grives pendues par le cou à ses lacets ; et il arrachait du crin à la queue de tous les chevaux que nous ferrions, pour faire ses sauterelles.

Moi, je songeais aux grandes affaires du bailliage, et principalement à l’abolition de la milice, parce que je devais tirer en septembre et que cela m’intéressait encore plus que le reste.

Mais il arriva bien autre chose,

Depuis quelque temps, le soir, en rentrant dans notre baraque, je trouvais la mère Létumier et sa fille en train de filer avec ma mère, à côté de mon père, de Mathurine et du petit Étienne, qui tressaient des corbeilles. Elles étaient là comme chez eux et faisaient la veillée jusqu’à dix heures. Ces Létumier étaient des gens riches pour le temps, ils avaient bien douze jours de terre dans le finage ; et leur fille Annette, une grande blonde un peu rousse, mais blanche et fraîche, était une bonne créa-