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Histoire d’un paysan.

rite, son panier sur un des bancs de la place des Ormes, qui vendait ses livres. On ne se figure pas de petit diable pareil, arrêtant les paysans, les retenant par la manche, leur parlant en allemand et en français. Elle était dans le grand feu de la vente ; et c’est la première fois que la vivacité de ses yeux noirs m’étonna, malgré les mille autres pensées qui me passaient par la tête.

Je descendis jusqu’auprès du banc, et comme je m’approchais, Marguerite me prit aussitôt par la veste, en criant :

« Monsieur ! monsieur ! Qu’est-ce que le tiers état ? Voyez le Tiers état, de M. l’abbé Sieyès, à six liards. »

Alors je lui dis :

« Tu ne me reconnais donc pas, Marguerite ?

— Tiens, c’est Michel ! » dit-elle en me lâchant et riant de bon cœur.

Elle s’essuyait la sueur qui perlait sur ses joues brunes, et rejetait ses grands cheveux noirs tout défaits, derrière son cou. Nous étions comme émerveillés de nous trouver là.

« Comme tu travailles, Marguerite, quelle peine tu te donnes ! lui dis-je.

— Ah ! fit-elle, c’est le grand jour ; il faut vendre ! »

Et me montrant le bas de sa jupe et ses petits pieds de cerf tout crottés :

« Regarde comme je suis faite ! Depuis hier soir à six heures nous marchons… Nous arrivons de Lunéville avec cinquante douzaines de Tiers état ; et depuis ce matin nous en vendons, nous en vendons ! Tiens, c’est tout ce qui nous reste : dix ou douze douzaines. »

Elle était toute fière, et moi je lui tenais la main tout surpris.

« Et ton père, où est-il ? lui dis-je.

— Je ne sais pas… Il court la ville… Il entre dans les auberges… Oh ! nous ne garderons pas un seul de ces Tiers état. Je suis sûre qu’il a déjà vendu tous les siens. »

Puis tout à coup, me retirant sa petite main :

« Allons, va ! dit-elle, ceux des Baraques entrent dans l’hôtel de ville.

— Mais je n’ai pas mes vingt-cinq ans, Marguerite, je ne puis pas voter.

— C’est égal… nous perdons notre temps à bavarder ensemble. »

Et tout de suite elle se remit à vendre :

« Hé ! messieurs, le Tiers élat… le Tiers état… »

Alors je partis bien étonné. J’avais toujours vu Marguerite à côté de son père, et maintenant elle me paraissait tout autre ; son courage m’étonnait, je pensais :

« Elle se tirerait mieux d’affaire que toi, Michel. »

Et même au milieu de la foule, sur le balcon, après avoir rejoint maître Jean, j’y songeais encore.

« Eh bien ? me dit le parrain, au moment où j’arrivais.

— Eh bien, Marguerite est seule sur la place ; son père court la ville avec des brochures. »

En ce moment nous descendions du balcon dans le grand corridor, qui menait à la salle d’audience du prévôt. Le tour des Baraquins était venu ; et comme il fallait voter à haute voix, avant d’entrer dans la salle nous entendions déjà longtemps d’avance les votes :

« Maître Jean Leroux ! — Mathurin Chauvel ! — Jean Leroux ! — Mathurin Chauvel ! — Maître Jean Leroux ! — Chauvel ! »

Maître Jean, la figure toute rouge, me dit :

« Quel dommage que Chauvel ne soit pas là ! Il aurait du bonheur. »

Et moi, me retournant, je vis derrière nous Chauvel, bien étonné de ce qu’il entendait.

« C’est vous qui avez fait cela ? dit-il à maître Jean.

— Oui, répondit le parrain tout joyeux.

— De votre part, cela ne m’étonne pas, dit Chauvel en lui serrant la main ; je vous connais depuis longtemps ! mais ce qui me surprend, ce qui me réjouit, c’est d’entendre des catholiques nommer un calviniste. Le peuple met de côté ses vieilles superstitions : il aura la victoire ! »

Nous avancions tout doucement, et nous tournions deux à deux pour entrer dans la grande salle. Une minute après nous voyions, au-dessus de la foule découverte, M. le prévôt Schneider, en manteau noir bordé de blanc, la toque en tête et l’épée au côté. C’était un homme de cinquante ans. Les échevins, les syndics en habits noirs, une écharpe aussi noire sur le cou, étaient assis plus bas d’une marche. Derrière, contre le mur, se trouvait un grand crucifix.

C’est tout ce qui me revient.

Les noms de Jean Leroux et Mathurin Chauvel se suivaient comme le battant d’une horloge. Le premier qui dit : — Nicolas Létumier et Chauvel ! — ce fut maître Jean lui-même. C’est à cela qu’on le reconnut, et le prévôt sourit. Le premier qui dit : — Jean Leroux et Létumier ! — ce fut Chauvel et on le reconnut aussi. Mais M. le prévôt le connaissait depuis longtemps, et il ne sourit pas. Le lieutenant Desjardins se pencha même à son oreille, pour lui parler.

Moi j’avais passé sur la droite, n’ayant pas