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Histoire d’un paysan.

— Oui, à vous-même ! relativement aux élections.

— Ah ! ah ! bon… entrez… vous êtes là les pieds dans la boue. »

Alors tous, l’un après l’autre, entrèrent. Nous ne pouvions presque pas tenir dans le petit carré. Les autres rêvaient à la façon de commencer le discours, quand maître Jean leur dit :

« Eh bien, quoi ?… qu’est-ce que vous avez à me demander ?… Ne vous gênez pas ; si c’est possible… vous me connaissez.

— Voilà ce que c’est, dit le bûcheron Cochart ; vous savez que les trois Baraques votent ensemble à la ville ?

— Oui… eh bien ?

— Eh bien, les trois Baraques ont deux cents feux ; nous avons droit à deux députés.

— Sans doute. Et puis ?

— Et puis, vous êtes le premier, ça va sans dire. Seulement l’autre nous embarrasse.

— Comment, vous voulez me nommer ! dit maître Jean, intérieurement flatté tout de même.

— Oui, mais l’autre ? »

Alors maître Jean fut tout à fait content et dit :

« Nous sommes à nous rôtir près du feu, entrons plutôt à l’auberge, vidons une bonne cruche ensemble, ça nous ouvrira les idées. »

Naturellement ils acceptèrent. Je voulais rester à la forge, mais maître Jean, du milieu de la rue, me cria :

« Hé, Michel, arrive donc !… Un jour comme celui-ci, tout le monde doit s’entendre. »

Et nous entrâmes ensemble dans la grande salle. On s’assit autour de la table, le long des fenêtres ; maître Jean fit apporter du vin, des gobelets, une miche et des couteaux. On choqua les gobelets ; et puis, comme la mère Catherine regardait toute surprise, ne sachant ce que cela voulait dire, et que Létumier s’essuyait la bouche pour lui expliquer la réunion, maître Jean s’écria :

« Moi, c’est bon… ça me flatte… J’accepte, parce que chacun doit se sacrifier pour le pays. Seulement, je dois vous prévenir que si vous ne nommez pas en même temps Chauvel, je refuse.

— Chauvel, le calviniste ? » s’écria Létumier en tournant la tête et ouvrant des yeux tout ronds.

Et les autres, se regardant comme épouvantés, criaient :

« Le calviniste… notre député ! lui !…

— Écoutez, dit maître Jean, nous n’allons pas là pour nous réunir comme qui dirait en concile, à cette fin de délibérer sur les mystères de notre sainte religion, sur les saints

sacrements et le reste. Nous allons là pour nos affaires, et principalement pour nous débarrasser des aides, des tailles, de corvées, des capitations ; pour faire pièce à nos seigneurs, si c’est possible, et tirer notre épingle du jeu. Eh bien, moi, je suis un homme de bon sens, — au moins je le crois ! — mais ce n’est pas assez pour gagner une aussi grosse partie. Je sais lire, écrire ; je connais aussi les endroits où le bât nous blesse, et s’il ne fallait que braire comme une bourrique, je ferais ma partie aussi bien que n’importe lequel des Quatre-Vents, de Mittelbronn ou d’ailleurs. Mais il ne s’agit pas de ça. Nous allons trouver là-bas des finauds de toute sorte, des procureurs, des baillies, des sénéchaux, des gens pleins d’instruction, qui nous donneront mille raisons tirées des lois, des coutumes, des usages, de ceci, de cela ; et si nous ne savons pas leur répondre clairement, ils nous remettront le licou pour toujours ! Comprenez-vous ? »

Létumier ouvrait la bouche jusqu’aux oreilles.

« Oui !… mais Chauvel… Chauvel ?… disait-il.

— Laissez-moi finir, reprit maître Jean. Je veux bien être votre député ; et si quelqu’un des nôtres parle bien pour nous, je suis capable de le soutenir, et je le soutiendrai, — mais de répondre moi-même ! non, je n’ai pas assez d’instruction ni de connaissances ; et je vous dis que dans tout le pays, n’importe où, personne n’est capable de parler et de nous défendre comme Chauvel. Il sait tout : les lois, les coutumes, les ordonnances, tout ! Ce petit homme-là, voyez-vous, connaît tous les livres qu’il a portés depuis vingt-cinq ans sur son dos. En route, vous croyez qu’il regarde à droite, à gauche, les champs, les arbres les haies, les ponts et les rivières. Eh bien, non ! Il a le nez dans un de ses bouquins en marchant, ou bien il rumine des raisons, ça fait qu’à moins d’être des bêtes et de vouloir conserver vos corvées, vos tailles et vos impositions, c’est lui que vous choisirez d’abord, même avant moi. Si Chauvel est là, je le soutiendrai ferme ; mais s’il n’y est pas, autant ne pas me nommer du tout, car je refuse d’avance. »

Maître Jean parlait simplement et les autres se grattaient l’oreille.

« Mais, dit le bûcheron Cochart, est-ce qu’on voudra l’accepter ?

— L’affiche ne fait aucune différence entre les religions, répondit maître Jean ; tout le monde est appelé, pourvu qu’on soit Français, qu’on ait vingt-cinq ans et qu’on soit inscrit aux rôles des impositions. Chauvel paye comme nous tous, peut-être plus. Et l’année dernière,