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Histoire d’un paysan.

cours ceux des autres villes de leur province ; et voici comme la jeunesse de Nantes et d’Angers leur répondait, en arrivant à marches forcées : « Frémissant d’horreur, à la nouvelle des assassinats commis à Rennes ; convoqués par le cri général de la vengeance et de l’indignation ; reconnaissant que les dispositions bienfaisantes de notre auguste roi, pour affranchir ses fidèles sujets du tiers état de l’esclavage, ne trouvent d’obstacles que chez ces nobles égoïstes, qui ne voient dans la misère et les larmes des malheureux qu’un tribut odieux qu’ils voudraient étendre sur les races futures ; d’après le sentiment de notre propre force, et voulant rompre le dernier anneau de la chaîne qui nous lie, avons arrêté de partir en nombre suffisant pour en imposer aux vils exécuteurs des aristocrates. Protestons d’avance contre tous arrêts qui pourraient nous déclarer séditieux, lorsque nous n’avons que des intentions pures ; jurons tous, au nom de l’honneur et de la patrie, qu’au cas qu’un tribunal injuste parvînt à s’emparer de nous… jurons de faire ce que la nature, le courage et le désespoir inspirent à l’homme pour sa propre conservation. — Arrêté à Nantes, dans la salle de l’hôtel de la Bourse, le 28 janvier 1789. »

C’étaient des jeunes gens du commerce qui disaient cela.

D’autres, d’Angers, des étudiants, marchaient aussi ; et voici ce que les femmes de ce brave pays écrivaient : « Arrêté des mères, sœurs, épouses et amantes des jeunes citoyens de la ville d’Angers, assemblées extraordinairement ; lecture faite des arrêtés de tous messieurs de la jeunesse, déclarons que si les troubles recommençaient, — et en cas de départ, tous les ordres de citoyens se réunissant pour la cause commune, — nous nous joindrons à la nation, dont les intérêts sont les nôtres ; nous réservant, la force n’étant pas notre partage, de prendre pour nos fonctions et notre genre d’utilité le soin des bagages, provisions de bouche, préparatifs de départs, et tous les soins, consolations et services qui dépendront de nous. Protestons que notre intention à toutes n’est point de nous écarter du respect et de l’obéissance que nous devons au roi, mais que nous périrons plutôt que d’abandonner nos fils, nos époux, nos frères et nos amants ; préférant la gloire de partager leurs dangers à la sécurité d’une honteuse inaction. »

En lisant cela, nous pleurions et nous disions :

« Voilà de braves femmes, d’honnêtes gens ; nous ferions aussi comme eux ! »

Nous nous sentions forts. — Et Chauvel, levant le doigt, s’écria :

« Que les nobles, les évêques et les parlements tâchent de comprendre cela ! C’est un grand signe, quand les femmes elles-mêmes se mêlent de vouloir des droits, et quand elles soutiennent leurs frères, leurs maris et leurs amants, au lieu de vouloir les détourner de la bataille. Cela n’est pas arrivé souvent, mais quand c’est arrivé, les autres étaient perdus d’avance ! »

X

Quelques jours après, le 20 mars 1789, à la fonte des neiges, la nouvelle se répandit que de grandes affiches, avec le gros timbre noir à trois fleurs de lis, avaient été posées la veille aux portes des églises, des couvents et des mairies, pour nous convoquer tous à la maison commune de Phalsbourg.

C’était vrai ! Ces affiches appelaient la noblesse, le clergé et le tiers état aux assemblées de bailliage, où devaient se préparer nos états généraux.

Je n’ai rien de mieux à faire que de vous copier ces affiches ; vous verrez vous-mêmes la différence des états généraux de ce temps, avec ce qui se passe aujourd’hui :

« Règlement du roi pour l’exécution des lettres de convocation du 24 janvier 1789. — Le roi, en adressant aux diverses provinces soumises à son obéissance des lettres de convocation pour les états généraux, a voulu que ses sujets fussent tous appelés à concourir aux élections des députés qui doivent former cette grande et solennelle assemblée ; Sa Majesté a désiré que des extrémités de son royaume, et des habitations les moins connues, chacun fût assuré de faire parvenir jusqu’à elle ses vœux et ses réclamations. — Sa Majesté a donc reconnu, avec une véritable satisfaction, qu’au moyen des assemblées graduelles, ordonnées dans toute la France pour la représentation du tiers état, elle aurait ainsi une sorte de communication avec tous les habitants de son royaume, et qu’elle se rapprocherait de leurs besoins et de leurs vœux d’une manière plus sûre et plus immédiate. »

Après cela, l’affiche parlait de la noblesse et du clergé, de leur convocation, du nombre de députés que les évêques, les abbés, les chapitres et communautés ecclésiastiques rentés, réguliers et séculiers des deux sexes, et généralement tous les ecclésiastiques possédant fief, auraient aux assemblées de bailliage, et plus tard aux états généraux.