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Histoire d’un paysan.

Et pendant ce froid épouvantable, où le vin et l’eau-de-vie elle-même gelaient dans les caves, Chauvel et sa fille ne cessèrent pas un instant de courir dans le pays, avec leurs paniers. Ils avaient des peaux de mouton autour des jambes ; nous frémissions de les voir partir, avec leurs grands bâtons ferrés, à travers le givre et la glace. Ils vendaient alors des petits livres sans nombre qui venaient de Paris ; et quelquefois, en rentrant de leurs tournées, ils nous en apportaient qu’on lisait autour du grand poêle, rouge comme une braise. J’en ai même gardé de ces petits livres, et si je pouvais vous les prêter, vous seriez étonnés de l’esprit et du bon sens qu’on avait avant la révolution. Tout le monde voyait clair, tout le monde était las des gueuseries, excepté les nobles et les soldats qu’ils avaient achetés. Un soir nous lisions : Diogène aux états généraux, — un autre soir : Plaintes, doléances, remontrances, et vœux de nos bourgeois de Paris ; ou bien : Causes de la disette dévoilées, ou : Considérations sur les intérêts du tiers état, adressées au peuple des provinces, et d’autres petits livres pareils, qui nous montraient que les trois quarts et demi de la France pensaient comme nous sur la cour, sur les ministres et sur les évêques.

Mais en ce temps, il arriva quelque chose qui me fit de la peine, et qui montre que dans les mêmes familles on trouve des êtres de toute espèce.

Vers le milieu de décembre, pendant les grandes neiges, la vieille Hoccard, qui remplissait les commissions de la ville et des villages, moyennant quelques liards, vint nous dire que M. le maître de poste avait crié sur la place du Marché les lettres en retard, et qu’il s’en trouvait une dans le nombre pour Jean-Pierre Bastien, des Baraques du Bois-de-Chênes. Le facteur Brainstein ne courait pas alors porter les lettres de village en village, sur les quatre chemins. Le maître de poste, qui s’appelait M. Pernet, arrivait lui-même sur la place, pendant le marché, ses lettres dans un panier ; il se promenait entre les bancs et demandait aux gens :

« Est-ce que vous n’êtes pas de Lutzelbourg ? Est-ce que vous n’êtes pas de Hultenhausen ou du Harberg ?

— Oui.

— Eh bien, vous donnerez cette lettre à Jean-Pierre où Jean-Claude un tel. Je l’ai depuis Cinq ou six semaines ; personne ne vient la réclamer. Il est temps qu’elle arrive. »

On prenait la lettre et le maître de poste ne s’en inquiétait plus ; il avait fait son service.

La vieille Hoccard aurait bien pris la nôtre, mais elle coûtait vingt-quatre sous, et la brave femme ne les avait pas ; et puis elle n’était pas sûre que nous voudrions les donner.


C’était dur de donner vingt-quatre sous pour une lettre, dans un temps pareil. J’avais bien envie de la laisser au compte de la poste ; mais les père et mère, pensant que cette lettre venait de Nicolas, furent dans un grand trouble. Les pauvres vieux me dirent qu’ils aimeraient mieux jeûner quinze jours, que de ne pas avoir de nouvelles du garçon.

J’allai donc prendre cette lettre en ville. Elle était bien de mon frère Nicolas ; et je revins la lire dans notre baraque, au milieu de l’attendrissement des parents et de notre étonnement à tous. C’était écrit du 1er décembre 1788 : Brienne avait été renvoyé avec une pension de huit cent mille livres ; les états généraux étaient convoqués pour le 1er mai 1789, Necker avait repris sa place, mais Nicolas ne s’inquiétait pas de ces choses ! et je copie cette vieille écriture jaune et déchirée, pour vous faire voir ce que pensaient les soldats, quand tout le reste de la France demandait justice.

Ce pauvre Nicolas n’était ni meilleur ni pire que ses camarades ; il n’avait aucune instruction, il raisonnait comme un véritable imbécile, faute d’avoir appris à lire ; mais on ne pouvait lui faire aucun reproche ; et peut-être l’autre, celui qu’il avait chargé d’écrire à sa place, ajoutait-il aussi de temps en temps quelque chose de son propre crû, pour faire le joli cœur.

Enfin, voici cette lettre :

« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

« À Jean-Pierre Bastien et Catherine, son épouse, Nicolas Bastien, brigadier au 3e escadron du régiment de Royal-Allemand, en garnison à Paris.

« Chers père et mère, frères et sœurs,

« Vous devez encore être vivants, car ce ne serait pas naturel de mourir tous en quatre ans et six mois, quand je me porte toujours bien. Je ne suis pas encore aussi gros que le syndic des bouchers, Kountz, de Phalsbourg ; mais, sans vouloir me flatter, je suis aussi solide que lui, l’appétit ne me manque pas ni le reste non plus ; c’est le principal.

« Chers père et mère, si vous me voyiez maintenant à cheval, avec mon chapeau sur l’oreille, les pieds dans les étriers et le sabre au port d’armes, soit pour faire le salut militaire, soit autrement, où quand je me promène agréablement en ville avec une jeune connaissance au bras, vous seriez étonnés, vous ne croiriez jamais que je suis votre fils !