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Histoire d’un paysan.

dette est maintenant de seize cent trente millions ! Comment pouvez-vous être assez simple pour croire que les princes du sang, les principaux de la noblesse, de la magistrature et du clergé, vont la payer de leur poche ? Non, ils essayeront de nous la mettre sur le dos ! Et cette bonne reine, ce brave comte d’Artois, après avoir mené la belle vie que vous savez, après avoir foulé le peuple, commis toutes les bêtises et les scandales du monde, ces honnêtes personnes n’ont pas même le courage de la responsabilité de leurs actions, elles convoquent des notables, pour tout signer et parapher. Mais nous ! nous, malheureux qui payons toujours et ne profitons de rien, nous ne sommes pas convoqués ; on ne demande pas notre avis : c’est de la malhonnêteté, c’est de la bassesse ! »

Chauvel devenait furieux en parlant. C’était la première fois que je le voyais se mettre en colère. Il levait la main et tremblait sur ses petites jambes. Marguerite, toute mouillée et ses cheveux noirs collés sur les joues par la neige fondante, se redressait près de lui comme pour le soutenir. Maître Jean voulait répondre, mais ils ne l’écoutaient pas. La mère Catherine s’était levée de son rouet tout indignée, criant que notre bon roi faisait ce qu’il pouvait ; qu’on ne devait pas manquer de respect à la reine dans l’auberge, qu’elle ne le souffrirait pas ! et Valentin disait :

« Vous avez raison, dame Catherine, il faut respecter les représentants de Dieu sur la terre ! C’est bien… vous avez mille fois raison. »

Il étendait ses longs bras d’un air d’admiration. Alors Chauvel et Marguerite sortirent brusquement, et ne revinrent plus chez nous. Ils détournaient la tête en passant devant la forge, ce qui nous faisait beaucoup de peine. Maître Jean disant à Valentin :

« Voilà !… Qui est-ce qui te demandait de te mêler de mes affaires ? Tu es cause que mon meilleur ami ne veut plus me voir : un homme que je respecte, et qui à plus de bon sens et d’esprit dans son petit doigt que toi dans ton grand corps. Tout se serait arrangé, j’aurais fini par comprendre qu’il avait raison.

— Et moi, répondait Valentin, Je soutiens qu’il avait tort. Les notables veulent le bonheur du peuple !… »

Maître Jean alors devenait tout rouge, et le regardait de travers en murmurant :

« Bourrique ! Si tu n’étais pas un si brave homme, depuis longtemps je t’auras envoyé paître !… »

Mais il disait ces choses à part, car Valentin ne se serait pas laissé insulter, même par

maître Jean ; il était plein de fierté, malgré sa bêtise, et, le même jour, j’en suis sûr, il aurait fait son paquet pour s’en aller. De cette façon, au lieu de perdre un ami, nous en aurions perdu deux ; il fallait être sur ses gardes.

Notre chagrin et notre ennui de ne plus revoir Chauvel grandissaient de jour en jour. Cela dura jusqu’à ce qu’un matin maître Jean, voyant le colporteur et sa fille allonger le pas devant notre forge, courut dehors en criant tout attendri :

« Chauvel !… Chauvel !… vous m’en voulez… moi je ne vous en veux pas ! »

Alors ils se serrèrent la main, on voyait qu’ils auraent voulu s’embrasser, et quelques jours après, Chauvel et Marguerite étant rentrés d’une de leurs tournées en Alsace, ils revinrent s’asseoir derrière le poêle ; jamais, depuis, il ne fut plus question de cela.

C’était au temps où les notables se trouvaient réunis à Versailles, et l’on commençait à reconnaître que Chauvel avait eu raison de soutenir qu’ils ne feraient rien pour le peuple ; car ces nobles s’étant mis à délibérer sur le discours de Calonne, qui déclarait lui-même « qu’on ne pourrait plus payer la dette par les moyens ordinaires, qu’il fallait abolir les fermes générales, établir des assemblées dans les provinces pour taxer chacun selon ses moyens, et mettre un impôt sur toutes les terres, sans distinction, » ils finirent par tout refuser.

Chauvel, en écoutant cela, souriait dans sa barbe.

« Ah ! la mauvaise race ! » criait maître Jean.

Mais lui, disait :

« Que voulez-vous ? Ces gens-là s’aiment, ils n’ont pas assez mauvais cœur pour se taxer, ni se faire du mal. Ah ! s’ils étaient réunis pour établir un nouvel impôt sur le peuple, ça ne serait pas si long, ils auraient déjà dit oui ! plutôt dix fois qu’une. Mais d’imposer ses propres terres, c’est dur, je comprends ça ! quand on se respecte soi-même, il faut se ménager. »

Ce qui faisait le plus de bon sang à Chauvel, c’était le procès-verbal en tête des réunions des notables : « Après le discours du roi, monseigneur le garde des sceaux s’est approché du trône, en faisant trois profondes inclinations : la première, avant de quitter sa place ; la deuxième, après avoir fait quelques pas, et la troisième, lorsqu’il a été sur le premier degré du trône. Puis, il a pris à genoux les ordres de Sa Majesté. »

« Voilà le plus beau, disait-il, avec ça, nous sommes sauvés ! »

Finalement le roi renvoya Calonne et nomma monseigneur de Brienne, archevêque de Toulouse, à sa place. Les notables alors accep-