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Histoire d’un paysan.

régiments étrangers à notre solde, — les Suisses de Schœnau et tous les autres, — étaient commandés en allemand. N’était-ce pas contraire au bon sens, lorsqu’on devait se battre ensemble contre les mêmes ennemis, d’avoir deux espèces de commandements ? Je me souviens qu’un ancien soldes de notre village, Martin Gros, se plaignait de cette bêtise, et disait qu’elle nous avait fait un grand tort pendant la guerre de Prusse. Mais nos anciens rois et nos seigneurs n’aimaient pas à voir le peuple et les soldats trop bien ensemble ; il leur fallait des Suisses, des Chamborans, des régiments de Saxe, de Royal-Allemand, etc., pour garder les Français. Ils ne se fiaient pas à nous, et nous traitaient comme des prisonniers qu’on entoure de gens sûrs.

Enfin, nous verrons plus tard ce que ces étrangers ont fait contre la France, qui les nourrissait ; nous verrons leurs régiments passer en masse à l’ennemi !

Maintenant je continue.

Le soir nous lisions les gazettes, tantôt seuls, tantôt avec Chauvel. Maître Jean ne s’était pas trompé sur le compte des seigneurs, des princes et des évêques, depuis que M. Necker avait été renvoyé, ces gens ne s’inquiétaient plus du déficit. Les gazettes ne parlaient plus que de chasses, de festins, de réjouissances, de pensions, de gratifications, et cætera, et cætera. Notre belle reine, Marie-Antoinette, M. le comte d’Artois, MM. les grands écuyers, les grands veneurs, les maîtres de la garde-robe, les premiers gentilshommes de la chambre, les panetiers, les échansons, les écuyers tranchants, enfin tout ce tas de domestiques nobles, qui vivaient à bouche que veux-tu, ne se moquaient pas mal de la banqueroute. Ils avaient trouvé tout de suite des ministres à leur idée pour continuer la noce, des Joly de Fleury et d’autres, qui ne rendaient pas de comptes.

Maître Jean, lorsqu’il lisait ces fêtes et ces galas, ne s’indignait plus, mais ses grosses joues tombaient ; il toussait dans sa main, et disait :

« Qu’est-ce que la chambre du roi, la chapelle-musique, la chapelle-oratoire, le garde-meuble, la grande écurie, la petite écurie, la vénerie, la louveterie, la cassette ; la capitainerie des chasses des Fontainebleau, de Vincennes, de Royal-Monceau, de la gruerie du parc de Boulogne, de la Muette et dépendances ; et les bailliages et les capitaineries royales des chasses de la vénerie du Louvre et fauconnerie de France ? Qu’est-ce que tout ça ? Qu’est-ce que ça nous fait à nous ? »

Chauvel, alors, répondait en souriant :

« Ça fait rouler le commerce, maître Jean.

— Le commerce !

— Sans doute ! Le vrai commerce, c’est quand l’argent s’en va, et qu’il ne revient plus chez les paysans ! C’est le luxe qui fait rouler le commerce, nos ministres l’ont dit cent et cent fois, il faut bien les croire ! — Nous autres, ici, nous travaillons et nous payons toujours ; mais, là-bas, les nobles gens s’amusent et dépensent !… Ils ont des dentelles, des broderies et des diamants. Les douze valets de chambre ordinaires et ceux des antichambres, les tapissiers, les coiffeurs et les coiffeuses, les baigneurs étuvistes, les lavandières de linge de corps, les femmes d’atours et les écuyers cavalcadours, tout ça fait rouler les affaires !… tout ça ne vit pas de lentilles et de haricots ; tout ça ne porte pas le sarrau de toile grise, comme nous autres.

— Non, non ! je vous crois, Chauvel, répondait le parrain indigné ; ni les hâteurs de rôtis, que je vois là, non plus ! ni les inspecteurs du département de la bouche, ni les dentistes. Oh ! misère, misère, faut-il que tant de millions d’hommes travaillent pour entretenir. cette espèce ! Il vaut mieux lire autre chose. Dieu du ciel, est-ce possible ? »

Mais en tournant la page il trouvait encore pis : des bâtisses, des invitations de toute sorte, des présentations, des promenades avec les chapeaux à galons d’or, les robes en soie ; enfin des cérémonies où nous autres malheureux paysans, nous avions de la peine à nous représenter la masse d’argent que cela devait coûter.

Chauvel criait d’un air d’étonnement :

« Mais qu’est-ce que M. Necker nous disait donc ? Jamais nous n’avons eu plus d’argent ; nous ne savons plus qu’en faire, il nous embarrasse ! »

En même temps, il nous regardait avec ses petits yeux remplis de malice, et la colère nous entrait dans l’âme ; car, sans être trop regardant, on peut bien dire que dans un temps où les trois quarts et demi de la France souffraient le froid et la faim, de pareilles dépenses, pour exalter la vanité de quelques mauvais drôles, étaient une chose épouvantable !

Chauvel, avant de sortir, disait toujours :

« Allons, allons, ça va bien ! Les impôts, les dépenses et le déficit, tout augmente d’année en année. Nous prospérons : — plus on s’endette, plus on s’enrichit ! c’est clair.

— Oui, oui, faisait maître Jean en le reconduisant, c’est très-clair. »

Il refermait la porte et je retournais chez nous.