Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/45

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
37
Histoire d’un paysan.

trop bu ! Les racoleurs lui disaient de signer ; moi, je lui clignais des yeux que non ; Mais il ne voyait plus clair, il ne comprenait plus rien. Finalement, il faut que je sorte une minute, et quand je rentre il avait signé ; le Royal-Allemand mettait déjà le papier dans sa poche en riant. Alors je tire votre Nicolas dehors, dans la cuisine, et je lui dis : « Tu as signé ? — Oui. — Mais tu n’auras pas douze louis, tu n’auras que cent livres : tu t’es laissé piper ! » Aussitôt il rentre comme un furieux, et dit aux autres qu’on doit déchirer le papier. Le Royal-Allemand lui rit au nez. Que voulez-vous que je vous dise, moi ? Votre Nicolas a tout bousculé de fond en comble ; il tenait le Royal-Allemand et un vétéran à la cravate. Tout tremblait dans la baraque, tout tombait à terre. La vieille criait : « À la garde ! » Moi, j’étais derrière la table contre le mur, je ne pouvais rien faire, je ne pouvais pas me sauver. Le Jérôme avait tiré son sabre ; alors Nicolas a pris une cruche, et lui a donné sur la tête un coup tellement fort, que la cruche s’est cassée en mille morceaux, et que ce gueux de Royal-Allemand s’est allongé tout du long, à côté du fourneau renversé, des bouteilles, des gobelets et des cruches qui vous roulaient sous les pieds. La garde arrivait justement à la porte, et je n’ai eu que le temps de filer par l’écurie, derrière, sur la rue de la Synagogue. En tournant le coin, j’ai vu Nicolas au milieu de la garde, près de la voûte. La rue de la Halle était pleine de monde, on ne pouvait plus approcher. Les gens disaient que le Royal-Allemand était mort aux trois quarts ! Mais il ne devait pas tirer son sabre ; Nicolas ne pouvait pas non plus se laisser tuer. C’est le Jérôme qui est cause de tout ; je lèverai la main si l’on m’appelle, il est cause de tout ! »

Pendant que Jean Rat nous racontait ce malheur, nous étions tous là comme accablés ; nous ne disions rien, nous ne pouvions rien dire ; seulement la mère levait les deux mains, et d’un seul coup tout le monde se mit à fondre en larmes. C’est ce que je me rappelle de plus triste ; non-seulement nous étions ruinés, mais encore Nicolas était en prison.

Si les portes de la ville n’avaient pas été fermées, le père serait parti de suite ; mais il fallut attendre jusqu’au matin dans la désolation.

Les voisins, déjà couchés, s’étaient levés l’un après l’autre à nos cris ; à mesure qu’ils arrivaient, Jean Rat leur racontait les mêmes choses ; et nous tous, assis sur notre vieille caisse de fougère, les mains entre les genoux, nous pleurions. — Ah ! les riches ne connaissent pas le malheur ! non, tout fond sur les pauvres, tout est contre eux.

La mère, dans les premiers moments, s’était mise à crier contre Nicolas ; et puis à la fin elle le plaignait, elle pleurait.

Au petit Jour, le père prit son bâton et voulut partir seul, mais je lui dis d’attendre, que maître Jean allait se lever ; qu’il nous donnerait un bon conseil, et que peut-être il viendrait avec nous arranger l’affaire. Nous attendîmes donc, et sur les cinq heures, comme la forge s’allumait, nous descendîmes à l’auberge.

Maître Jean était déjà debout, en bras de chemise, dans la grande salle. Il fut bien étonné de nous voir, et quand je lui racontai le malheur, en le priant de nous aider, d’abord sa Colère fut grande.

« Que voulez-vous qu’on fasse à cela ? disait-il. Votre Nicolas est un riboteur, et l’autre, mon grand filou de cousin, est encore pire ! Qu’est-ce qu’on peut arranger ? Il faut que tout aille son train, que le prévôt s’en mêle. Dans tous les cas, ce qui pourrait encore arriver de mieux, ce serait de voir déjà votre mauvais sujet en route pour son régiment, puisqu’il s’est laissé bêtement racoler. »

Il avait bien raison, Mais comme le père pleurait à chaudes larmes, il mit tout à coup son grand habit des dimanches et prit son bâton, en lui disant :

« Allons, tu es un si brave homme, qu’il faut pourtant voir à t’aider, si c’est possible. Mais je n’ai pas beaucoup d’espoir. »

Il dit à sa femme que nous serions de retour vers neuf heures, et donna quelques ordres à Valentin, devant la forge. Alors nous partîmes, la tête penchée. De temps en temps, maître Jean criait :

« Que faire ? Il a mis sa croix devant témoins ; c’est un homme de six pieds, solide comme du buis, est-ce qu’on relâche des imbéciles pareils, quand ils se laissent prendre ? Voilà justement les meilleurs soldats : moins ils ont de cervelle, plus ils sont hardis. Et l’autre, le grand pendard, est-ce qu’il aurait eu son congé de semestre, si ce n’était pas pour racoler les garçons de notre pays ? Est-ce qu’on ne le mettrait pas dedans, s’il n’en amenait pas au moins un ou deux au Royal-Allemand ? Je ne vois pas ce qu’on peut faire. »

Plus il parlait, plus nous étions tristes. Pourtant, une fois en ville, maître Jean reprit courage et dit :

« Allons d’abord à l’hôpital. Je connais le vieux contrôleur Jacques Pelletier, nous aurons la permission de voir mon cousin, et s’il veut nous rendre l’engagement, tout sera gagné. Laissez-moi faire. »