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Histoire d’un paysan.

respect de ce qui mérite la honte ! Il faut que cela finisse, car il est écrit : « Ceux qui font mes commandements entreront dans ma demeure ; mais dehors seront les impudiques, les menteurs, les idolâtres : quiconque aime la fausseté et la commet ! »

Ce même soir, M. Christophe retourna dans son village. Nous étions tristes, et maître Jean nous dit avant de nous séparer :

« Tous ces nobles ne connaissent qu’eux seuls. Lorsqu’ils sont forcés de se servir d’un de nous, que ce soit comme prêtre, comme ouvrier ou comme soldat, ils l’humilient et s’en débarrassent aussitôt que possible. Eh bien, ils ont tort ! Et maintenant que tout le monde connaît le déficit, les choses vont changer. On sait que l’argent vient du peuple, et le peuple se lassera de travailler pour des princes et des cardinaux de cette espèce. »

Je retournai dans notre baraque après dix heures, et toutes ces pensées me suivirent jusque dans le sommeil. J’avais les mêmes idées que maître Jean, Chauvel et M. le curé Christophe ; mais les temps n’étaient pas encore venus ; nous devions encore beaucoup souffrir avant d’arriver à notre délivrance.

VI

Au milieu de toutes ces histoires de Necker, de la reine et du comte d’Artois, ce qui me revient encore de plus triste, c’est la grande misère de mes parents, travaillant toujours et retombant toujours dans la disette, en hiver. Étienne avait grandi ; le pauvre enfant travaillait avec le père, mais, faible et souffrant, il gagnait à peine pour sa nourriture. Claude était hardier au couvent des Tiercelins, de Lixheim. Nicolas travaillait dans la forêt comme bûcheron, c’était un ouvrier ; malheureusement il aimait à riboter et à batailler le dimanche dans les auberges et ne donnait presque rien à la mère. Lisbeth et notre petite sœur Mathurine servaient les officiers et les dames de la ville, au Tivoli ; mais cela n’arrivait qu’une fois par semaine, les dimanches ; et le reste du temps elles mendiaient sur les routes, car il n’existait pas alors de fabriques ; on ne faisait pas tricoter de capuches, de pèlerines, de bouffantes de belle laine dans nos villages ; on ne tressait pas ces milliers de chapeaux de paille, qui vont à Paris, en Allemagne, en Italie, en Amérique ; souvent les enfants arrivaient à dix-huit et vingt ans, sans avoir gagné deux liards.

Mais le pire, c’est que notre dette augmen-

tait

toujours, qu’elle dépassait neuf gros écus de six livres, et que M. Robin venait frapper régulièrement à notre vitre tous les trois mois, pour dire au père qu’il avait telle et telle corvée à remplir. Voilà notre épouvante. Le reste ne nous paraissai rien auprès de ce malheur. Nous ne savions pas qu’au moyen des fermes générales, des taxes et des barrières, on nous faisait payer toutes les choses de la vie dix fois plus qu’elles ne valaient ; que pour un morceau de pain nous en payions une miche ; pour une livre de sel, dix livres, ainsi de suite ! et que cela nous ruinait.

Nous ne savions pas qu’à vingt-cinq lieues de chez nous, en Suisse, avec le même travail nous aurions pu vivre beaucoup mieux et mettre encore des sommes de côté. Non, les pauvres paysans n’ont jamais compris les contributions indirectes ; ce qu’on leur demande en argent, à la fin de l’année, quand ce ne serait que vingt sous, les indigne ; mais s’ils savaient ce qu’on leur fait payer au jour le jour sur leur nécessaire, ils jetteraient d’autres cris !

Encore ce n’est plus rien aujourd’hui, les barrières sont supprimées et les employés diminués des trois quarts : mais dans ce temps-là, quel pillage et quelle misère !

Ah ! comme j’aurais voulu pouvoir soulager mes parents, comme je m’attendrissais en pensant :

« L’année prochaine, maître Jean me donnera trois livres par mois, et nous pourrons éteindre tout doucement notre dette. »

Oui, cette idée doublait mes forces ; j’y rêvais jour et nuit.

Enfin, après tant de souffrances, il nous arriva pourtant quelque chose d’heureux : Nicolas, en tirant à la milice, prit un billet blanc. Alors, au milieu de numéros, or tirait des billets, blancs ou noirs ; les billets noirs étaient seuls pris.

Quel bonheur !

Aussitôt l’idée de vendre Nicolas vint à la mère ; il avait cinq pieds six pouces, il pouvait entrer dans les grenadiers : cela devait faire plus de neuf écus !

Toute ma vie je verrai la joie de notre famille ; la mère tenait Nicolas par le bras et lui disait :

« Nous allons te vendre ! Beaucoup d’hommes mariés sont tombés à la milice ; tu pourras remplacer. »

On ne pouvait remplacer que les hommes mariés, mais il fallait faire le double de service : douze ans au lieu de six ! Nicolas le savait aussi bien que la mère, et répondait tout de même :