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Histoire d’un paysan.

dit-il, ont fini par l’emporter ! Malheur au pauvre homme qui se laisse conduire par une femme dépensière ! il peut avoir toutes les bonnes qualités du monde, il peut aimer ses peuples, il peut abolir les corvées et la question, mais les fêtes, les danses, les plaisirs de toute sorte, il ne peut pas les abolir ! sur ce chapitre, la femme dépensière n’écoute rien, elle ne veut rien entendre, elle verrait tout périr, que les fêtes devraient toujours aller leur train : c’est pour cela qu’elle est venue au monde ! Il lui faut des compliments, des bouquets, de bonnes odeurs. Regardez ce pauvre tabellion Régoine : un homme à son aise, un homme que son père, son grand-père, tous ses parents avaient enrichi, et qui n’avait qu’à se laisser vivre tranquillement jusqu’à cent ans. Eh bien ! il a le malheur de prendre Mademoiselle Jeannette Desjardin pour sa femme ; alors il faut courir à toutes les fêtes, à toutes les noces, à tous les baptêmes ; il faut atteler la carriole matin et soir, et mettre dessus deux bottes de palle fraîche, pour arriver glorieusement à la danse. Et puis, au bout de cinq ou six ans, les huissiers arrivent, ils vident la maison, ils vendent terres et meubles ; le pauvre Régoine va se promener aux galères, et Madame Jeannette court le monde avec le chevalier de Bazin, du régiment de Rouergue. Voilà ce que fait la femme dépensière ; voilà comme tout finit avec des êtres pareils. »

Plus maître Jean parlait, plus la colère l’emportait, il n’osait pas prédire que notre reine Marie-Antoinette nous entraînerait tous dans le malheur, mais on voyait bien à sa mine qu’il le pensait. Ses discours duraient au moins depuis une demi-heure, il ne finissait plus de parler.

Dehors il pleuvait et le vent soufflait ; c’était un vilain jour.

Mais nous devions avoir encore une grande frayeur, et même apprendre des choses plus tristes ; Car, après neuf heures, comme Nicole couvrait le feu, et que j’allais me mettre un sac sur le dos pour courir chez nous, deux grands coups retentirent aux volets.

Maître Jean venait de tant crier, que, malgré la pluie et le vent, on pouvait l’avoir entendu. Nous nous regardions sans bouger, et dame Catherine portait déjà la lampe dans la cuisine, pour faire croire que nous dormions ; l’idée des sergents, debout à la porte, nous rendait tout pâles, quand une grosse voix se mit à crier dehors :

«  C’est moi, Jean… C’est Christophe… Ouvre !… »

Et l’on, pense si nous reprîmes haleine.

Maître Jean sortit dans l’allée, et la mère Catherine rapporta la lampe.

« C’est toi ? disait maître Jean.

— Oui, c’est moi.

— Quelle peur tu viens de nous faire ! »

Presque aussitôt ils entrèrent ensemble ; et nous vîmes tout de suite que M. le curé Christophe n’était pas content, car, au lieu de saluer Madame Catherine et tout le monde comme toujours, il ne fit attention à personne, et secoua son grand tricorne plein de pluie, en s’écriant :

« Je viens de Saverne… J’ai vu ce fameux cardinal de Rohan… Dieu du ciel ! Dieu du Ciel ! faut-il que ce soit un cardinal, un prince de l’Église… Ah ! quand j’y pense !… »

Il avait l’air indigné. L’eau coulait de ses joues jusque dans le collet de sa soutane ; il ôta brusquement son rabat et le mit dans sa poche, en se promenant de long en large. Nous le regardions tout surpris ; lui n’avait pas l’air de nous voir et parlait à maître Jean seul.

« Oui, j’ai vu ce prince, s’écriait-il, ce grand dignitaire, qui nous doit l’exemple des bonnes mœurs et de toutes les vertus chrétiennes, je l’ai vu conduire lui-même sa voiture et passer au galop dans la grande rue de Saverne, au milieu des faïences et des poteries étalées à terre, en riant comme un vrai fou… Quel scandale !…

— Tu sais que Necker est renvoyé ? lui demanda maître Jean.

— Si je le sais ! fit-il en souriant d’un air de mépris. Est-ce que je ne viens pas de voir les supérieurs de tous les couvents d’Alsace, les picpus, les capucins, les carmes déchaussés, les barnabites, tous les mendiants, tous les va-nu-pieds défiler en grande cérémonie dans les antichambres de Son Éminence ? Ha ! ha ! ha ! »

Il arpentait la chambre. La boue le couvrait jusqu’à l’échine, la pluie le trempait jusqu’aux os, mais il ne sentait rien, sa grosse tête grise et crépue frémissait ; il se parlait en quelque sorte à lui-même :

« Oui, Christophe, oui, voilà les princes de l’Église !… Va demander la protection de monseigneur pour un pauvre père de famille ; va te plaindre à celui qui doit être le soutien du clergé ; va lui dire que les employés du fisc, sous prétexte de rechercher de la contrebande, ont pénétré jusque dans ton presbytère ; qu’il a fallu leur livrer les clefs de ta cave, de tes armoires. Dis-lui qu’il est indigne de forcer un citoyen, quel qu’il soit, d’ouvrir sa porte de jour et de nuit, à des hommes armés qui n’ont aucun uniforme, aucune marque qui puisse les distinguer d’avec les brigands ; qui sont crus sur leur serment en justice ! sans qu’il soit permis de faire aucune information sur