Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/38

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
30
Histoire d’un paysan.

s’empêcher de rougir, en voyant que ce malheureux les regarde avec mépris ; ils penseront : — Celui-là doit avoir lu le compte de M. Necker ; il sait que ces plumets, ces chevaux, cette voiture, et ces laquais me viennent de son travail, et que je les ai mendiés. »

Ce qui réjouissait encore plus maître Jean, c’est que M. Necker finissait son compte en disant que, pour payer le déficit, il fallait abolir les priviléges des couvents et des seigneurs, et leur demander les mêmes impôts qu’aux paysans.

« Voilà le plus beau, disait-il, M. Necker a de très-bonnes idées.»

Le bruit d’un grand changement courait le pays, la bonne nouvelle entrait partout. Durant plus de trois semaines, Chauvel et sa petite Marguerite ne reparurent plus au village, et pendant tout ce temps, ils ne firent que vendre des comptes-rendus de M. Necker. C’est à Pont-à-Mousson qu’ils les cherchaient pour la Lorraine, et à Kehl pour l’Alsace. Je ne sais plus combien ils vendirent de ces petits livres ; Marguerite me l’a dit autrefois, mais tant d’années se sont passées depuis !

Les jours de marché, vous n’entendiez plus parler que de l’abolition des priviléges et de l’égalité des impôts :

« Hé ! maître Jean, il parait donc qu’à la fin des fins, nos bons seigneurs et nos abbés seront aussi forcés de payer quelque chose ?

— Mon Dieu, oui, Nicolas ! C’est ce gueux de déficit qui nous vaut ça. Les anciens impôts ne suffisent plus, le peuple n’arriverait jamais à remplir le déficit ; c’est terrible, terrible… Quel malheur !… »

Et l’on riait. On s’offrait une prise de tabac, en plaignant ces pauvres moines, Ces pauvres seigneurs.

Cela se passait en 81 ; mais la confiance ne dura pas longtemps. On apprit bientôt que le comte d’Artois, la reine Marie-Antoinette et le vieux ministre Maurepas ne pouvaient pas supporter ce ministre bourgeois qui voulait rendre des comptes. L’inquiétude gagnait de plus en plus, on se méfiait de quelque chose ; et le 2 juin 1781, un vendredi, maître Jean m’ayant envoyé chercher du sel au bureau de la gabelle, je trouvai toute la ville en l’air. La musique du régiment de Brie jouait sous le balcon de M. le marquis de Talaru. Les tambours battaient devant l’hôtel du prévôt, et devant la maison du major, ils allaient par détachements, comme au jour de Noël, et ces tambours recevaient aussi de bons pourboires. On aurait dit une fête ! Mais le peuple était triste ; les marchands de volaille et de légumes, assis sur leurs petits bancs à la file, ne

criaient pas comme à l’ordinaire. On n’entendait que cette musique sur la place, et les tambours à droite et à gauche dans les rues.

Devant le bureau de la gabelle se pressait la foule. De jeunes officiers, des cadets comme on les appelait, leurs petits chapeaux de travers et la bouffette au bras, allaient par trois et par quatre, riant et faisant les fous. Le saunier compta mon argent, il me passa le sac par son guichet et je partis.

Au coin de la halle, quelques marchands de grains causent entre eux :

« C’est fini, disait un de ces hommes, c’est fini, nous ne pouvons plus compter sur rien : le roi l’a mis dehors. »

Aussitôt l’idée me vint que Necker était renvoyé, car on ne parlait que de lui depuis trois mois. Je me dépêchai donc de retourner aux Baraques. Les vieux soldats de garde à la porte d’Allemagne fumaient leur pipe, et jouaient tranquillement à la drogue comme d’habitude.

Lorsque j’arrivai devant notre forge, maître Jean savait déjà tout, par des marchands qui revenaient de la ville. Ces marchands étaient encore là, racontant ce qu’ils avaient appris. Le parrain criait :

« Ça n’est pas possible ! Ça n’est pas possible !… Si M. Necker s’en va, qui payera le déficit ? Les autres ont toujours leur train, ils donneront des fêtes, des chasses et des réjouissances, ils jetteront l’argent par les fenêtres, le déficit, au lieu de diminuer, grandira. Je vous dis que ce n’est pas possible. »

Mais quand je lui racontai ce que j’avais vu : les réjouissances des cadets, la musique devant l’hôtel du gouverneur, et le reste, ses gros sourcils se froncèrent.

« Allons, dit-il, je vois que c’est vrai, le brave homme s’en va ! J’avais cependant cru que notre bon roi voulait le soutenir. »

Il aurait dit encore bien d’autres choses, mais nous ne connaissions pas tous les gens qui se trouvaient là, sur la porte, et qui nous regardaient en écoutant. Il reprit son marteau et nous cria :

« Courage !… Travaillons bien… Il faut payer la pension de Soubise ! En avant, garçons !… »

Il riait tellement haut, qu’on l’entendait en face, à l’auberge, et que la mère Catherine se penchait dehors, pour voir ce qui se passait.

Les marchands s’en allèrent, et beaucoup d’autres défilèrent encore tout ce jour, dans la tristesse. On ne dit plus rien ; seulement le soir, entre nous, la porte et les volets fermés, maître Jean vida son cœur :

« M. le comte d’Artois et notre belle reine,