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Histoire d’un paysan.

beaucoup de respect pour le père Chauvel ; je lui tirais le bonnet tout de suite, et je me disais : — Il veut le bien des paysans, nous sommes ensemble !

Nos gazettes parlaient aussi dans ce temps d’un déficit, et souvent le parrain s’écriait qu’il ne pouvait pas comprendre d’où venait ce déficit ; que le peuple payait toujours ses impositions ; qu’on ne lui faisait pas grâce ni crédit d’un denier, qu’on l’augmentait même de jour en jour ; et que ce déficit-là montrait qu’il existait des voleurs ; que notre bon roi ferait bien de rechercher ces voleurs ; que ce ne pouvait pas être des gens de notre classe, puisque une fois argent des impositions levé, les paysans n’en voyaient plus un liard, ni de près ni de loin ; il fallait donc bien croire que les voleurs étaient autour du roi.

Valentin alors levait les mains et disait :

« Oh ! maître Jean, maître Jean, à quoi pensez-vous ? Mais autour de S. M. le roi ne vivent que des princes, des ducs, des barons, des évêques ; des gens remplis d’honneur, qui mettent leur gloire bien au-dessus de la richesse.

— C’est bon, faisait maître Jean brusquement, pense ce qui te plaira, et laisse-moi penser ce qui me convient. Tu ne me feras pas croire que les paysans, les ouvriers, et même les bourgeois, qui ne touchent à rien que pour payer, soient la cause du déficit. Pour voler, il faut s’approcher de la caisse ; donc, si ce ne sont pas les princes, ce sont leurs laquais. »


Le parrain avait raison, car, avant la Révolution, le peuple ne pouvait pas envoyer de députés pour vérifier les comptes, les seigneurs et les évêques avaient tout en main ; ils étaient donc responsable de tout.

Mais, à dire la vérité, personne n’était encore sûr du déficit ; les gens en parlaient, et quelquefois aussi les gazettes, d’une façon détournée, quand le roi nomma pour ministre un marchand de Genève, qui s’appelait Necker. Cet homme, à la manière des marchand qui ne veulent pas faire banqueroute, eut l’idée de dresser le compte de toute a France : d’un côté les gains, et de l’autre les dépenses.

Les gazettes appelaient cela le compte-rendu de M. Necker.

C’était la première fois, depuis des siècles, qu’on disait aux paysans où passait leur argent, parce que, de rendre des comptes à ceux qui payent, c’est une idée de marchand, et que les seigneurs, les abbés et les moines étaient trop fiers et trop saints pour avoir une idée pareille.

Quand je songe au compte-rendu de M. Necker, c’est comme un rêve ! tous les soirs, maî-

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Jean en parlait ; la guerre d’Amérique, Washington, Rochambeau, Lafayette, les batailles sur la mer des Indes, tout était mis de côté pour ce compte rendu, qu’il épluchait en levant les mains et gémissant : « Maison du roi et de la reine, tant ! Maison des princes, tant ! Régiments suisses, tant ! Traitements des receveurs, fermiers, payeurs, régisseurs, tant ! Communautés, maisons, édifices de religion, tant ! Pensions sur la cassette, tant ! » — Et toujours par millions !

Je n’ai jamais vu d’homme plus indigné.

« Ah ! maintenant, criait-il, on voit d’où vient notre grande misère, on voit pourquoi les gens vont pieds nus ; ont voit pourquoi tant de milliers d’hommes périssent de froid et de faim ; ont voit pourquoi tant de terres restent en friche. Ah ! maintenant, on comprend tout ! Dieu du ciel ! faut-il que les misérables donnent tous les ans cinq cents millions au roi, et que ce ne soit pas assez !… qu’il reste cinquante-six millions de déficit ? »

Rien que de voir sa figure, votre cœur se retournait.

« Oui, c’est bien triste, disait Chauvel, mais il faut aussi penser que c’est un grand bonheur de savoir où passe notre argent. Autrefois on pensait : — Que fait-on de cette masse d’argent ? Où va-t-il ? Est-ce qu’il tombe dans la mer ? — Maintenant, en payant les mille impositions de toute sorte, on saura ce que cela devient. »

Alors maître Jean répondait en colère :

« Vous avez raison, ce sera bien agréable de penser : — Je travaille pour acheter des palais à M. de Soubise. Je me prive de tout, pour que Mgr le comte d’Artois donne des fêtes de deux cent mille livres. Je m’échine du matin au soir, pour que la reine accorde au premier mendiant noble venu, dix fois plus que je n’ai gagné dans ma vie. — Ça nous réjouira beaucoup ! »

Malgré cela, l’idée que l’on allait nous rendre des comptes lui plaisait, et la première colère une fois passée, il dit :

« Depuis Turgot, nous n’avons pas eu d’aussi bon ministre. M. Necker est un honnête homme, il suit les idées de l’autre, qui voulait aussi soulager le peuple, diminuer les impôts, abolir les jurandes et rendre des comptes. Les grands seigneurs et les évêques l’ont forcé de quitter la place. Pourvu qu’ils ne puissent pas en faire autant pour M. Necker, et que notre bon roi le soutienne ! Maintenant, ceux qui nous ruinent auront un peu de honte, ils n’oseront pas continuer leurs abominables dépenses. Quand ils passeront près d’un pauvre homme qui travaille aux champs, ils ne pourront pas