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Histoire d’un paysan.

tion, ils ont gardé leurs avantages et priviléges. Quant à nous, pauvres diables, nous payons, c’est notre droit ; personne ne viendra nous l’ôter, celui-là ! Nous payons, non-seulement comme autrefois les charges de nos provinces, mais depuis la capitulation nous payons en sus l’affaire du roi ; c’est le plus clair de notre bénéfice. Tu comprends, Michel ?

— Oui.

— Eh bien, tâche de t’en souvenir ! »

Maître Jean s’indignait :

« Ce n’est pourtant pas juste, disait-il, son gros poing sur la table, non, ce n’est pas juste ! Sommes-nous tous Français, oui où non ? Sommes-nous du même sang, de la même nation ? Pourquoi les uns votent-ils leurs impositions, et pourquoi les autres payent-ils toujours ? Est-ce que les avantages et les frais ne doivent pas être mis en commun ?

— Hé ! sans doute, répondait tranquillement Chauvel. Et les barrières, et les taxes, et les aides, et les corvées, et toutes ces charges qui pèsent sur les pauvres seuls, pendant que les nobles, les couvents et même les bourgeois en train de s’anoblir ne supportent rien ou presque rien, tout cela n’est pas juste non plus ! Mais à quoi sert d’en parler ? Nous ne changerons rien à la chose. »

Jamais il ne s’emportait. Je me rappelle l’avoir souvent entendu raconter les misères de ses anciens, avec un grand calme : comme on les avait chassés de la Rochelle, comme o on les avait persécutés à travers toute la France, enlevant leurs enfants de force, pour les élever dans la religion catholique, comme plus tard, à Lixheim, on leur avait envoyé des dragons pour les convertir à coups de sabre, comme le père s’était sauvé dans les bois du Graufthal, où la mère et les enfants l’avaient suivi le lendemain, renonçant à tout plutôt qu’à leur religion, comme le grand-père avait été mis aux galères de Dunkerque treize ans, la jambe attachée jour et nuit sur son banc de rameur, avec un véritable scélérat pour maître, qui les rouait de coups tellement, qu’un grand nombre de ces calvinistes en mouraient ; et quand on livrait bataille, comment ces malheureux galériens voyaient les Anglais pointer leurs grosses pièces chargées jusqu’à la gueule, — en face de leur banc, à quatre pas, sans pouvoir bouger, — et la mèche descendre sur la lumière ! et puis, une fois les balles, les clous et les biscaïens passés, comme on arrachait leurs jambes fracassées de la chaîne, comme on les jetait à la mer, en balayant le reste.

Il racontait ces choses, qui nous faisaient

frémir, en se râpant une prise de tabac dans le creux de la main, et sa petite Marguerite, toute pâle, le regardait avec ses grands yeux noirs en silence.

Il finissait toujours par dire :

« Ou, voilà ce que les Chauvel doivent aux Bourbons, au grand Louis XIV, à Louis XV, le Bien-Aimé ! C’est drôle, n’est-ce pas, notre histoire ? Et moi-même, encore aujourd’hui, je ne suis bon à rien, je n’ai pas d’existence civile. Notre bon roi, comme tous les autres, en montant sur son trône, au milieu de ses évêques et de ses archevêques, a juré notre extermination : — « Je jure de m’appliquer sincèrement et de tout mon pouvoir à exterminer de toutes les terres soumises à ma domination, les hérétiques nommément condamnés par l’Église ! » Vos curés, qui dressent les actes de la vie, et qui doivent être pour tous les Français, refusent de dresser nos actes de naissance, de mariage et de décès. La loi nous défend d’être juges, conseillers, maîtres d’école. Nous ne pouvons que rouler dans le monde, comme des animaux ; on nous coupe d’avance toutes les racines qui font vivre les hommes, et pourtant nous ne faisons pas de mal, tous sont forcés de reconnaître notre honnêteté. »

Maître Jean répondait :

« C’est abominable, Chauvel, mais la charité chrétienne ?…

— La charité chrétienne !… Nous l’avons toujours eue, disait-il, heureusement pour nos bourreaux ! Si nous ne l’avions pas eue !… Mais tout se paye, avec les intérêts des intérêts !… Il faut que tout se paye !… si ce n’est pas dans un an, c’est en dix ; si ce n’est pas en dix ans, c’est en cent… en mille… Tout se payera ! »

On comprend d’après cela que Chauvel n’aurait pas voulu se contenter, comme maître Jean, d’un peu d’adoucissement, d’un soulagement dans les impôts, dans la milice. Rien qu’à voir son teint pâle, ses petits veux vifs et noirs, sor nez fin et crochu, ses lèvres minces toujours serrées, son échine sèche, courbée à force de porter la balle, et ses petits membres nerveux comme des fils de fer ; rien qu’à le regarder, on pensait :

« Ce petit homme-là veut tout ou rien ! Il a de la patience tant qu’il en faut, il risquerait les galères mille fois pour vendre des livres dans ses idées ; il n’a peur de rien, et il se méfie de tout, si l’occasion se présente, il ne fera pas bon d’être contre lui ! Et sa petite fille lui ressemble déjà ; cela casse, mais cela ne plie jamais. »

Sans penser à tout cela, — car j’étais trop jeun, — je le sentais en moi-même ; j’avais